“Géopolitique” des cultures managériales
“Après les relations humaines, l’espace de travail apparaît aux yeux des salariés comme un critère fondamental pour leur bien-être au travail”, remarque un sondage publié en mai 2011 par l’institut TNS Sofres pour l’Observatoire Actineo de la qualité de vie au bureau. Parmi d’autres observations, cette enquête démontre les réserves exprimées par les salariés français à l’égard des open spaces parfois encore appelés du joli nom français de “bureaux paysagers”. En effet, alors que le taux de satisfaction des salariés disposant d’un bureau individuel s’élève à 90 %, celui des employés travaillant dans un open space ne dépasse pas 63 %. Ce sondage aurait-il abouti aux mêmes résultats s’il avait été réalisé dans d’autres pays, par exemple en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Russie ? Rien n’est moins sûr, car, comme le soulignent de nombreuses études, les cultures managériales sont fortement dépendantes des cultures nationales.
Voici une douzaine d’années, Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS, publiait un livre qui fit grand bruit avant de devenir un classique de la sociologie du travail et une référence incontournable du management : La logique de l’honneur. À l’issue d’une enquête de terrain menée dans des usines situées en France, aux États-Unis et aux Pays-Bas, l’auteur affirmait en effet “qu’il n’existe pas d’universel abstrait en management” car “chaque pays a ses traditions, sa manière de définir les droits et devoirs de chacun, sa façon de commander, d’obéir, de coopérer et de s’affronter”. Dans un univers managérial animé par la tentation de reproduire les mêmes règles et les mêmes normes d’une entreprise à l’autre, la thèse dérangeait. Elle allait en effet à l’encontre de l’idée selon laquelle les recettes managériales faisant merveille à Memphis ou Detroit devaient produire nécessairement les mêmes effets à Poissy, Rotterdam, Shangaï ou Hambourg…
Le poids de l’histoire dans les habitudes managériales
Or, Philippe d’Iribarne démontrait qu’au sein même du monde occidental, le poids de l’histoire influait très fortement le management. Il relevait ainsi, qu’aux États-Unis, nation récente née d’un pacte constitutionnel, les individus accordent une importance capitale à la notion de contrat. Y compris dans les relations professionnelles qui s’inspirent peu ou prou du “contrat passé entre un fournisseur qui se doit d’être honnête et un client qui peut se permettre d’être exigeant”. En revanche, il remarquait qu’aux Pays-Bas, nés avec le traité d’Utrecht conclu en 1579 entre différentes provinces, la gouvernance publique et privée valorise encore aujourd’hui le consensus entre parties. D’où une forte résistance aux passages en force. Enfin, s’agissant de la France, il observait que, même républicaine, elle demeure marquée par les anciennes valeurs aristocratiques : Elle est encore aujourd’hui “la patrie de l’honneur, des rangs, de l’opposition du noble et du vil, des ordres, des corps, qui se distinguent autant par l’étendue de leurs devoirs que par celle de leurs privilèges”.
L’expatriation, révélateur de la pluralité du monde
Reconnaissons que, depuis la publication du livre de Philippe d’Iribarne, le monde managérial est devenu moins naïf. La mondialisation est passée par là : un nombre croissant de dirigeants et de managers a appris à travailler avec des partenaires, des clients, des fournisseurs issus d’autres pays. De nombreux cadres ont vécu des expatriations sous des latitudes parfois lointaines. Chacun a pris conscience de l’importance des cultures nationales et de leur impact sur les modes de management.
Selon un récent sondage réalisé par l’institut BVA pour l’Observatoire de l’expatriation, 77 % des expatriés français estiment que “le contact avec la culture locale les a amenés à une prise de conscience plus aiguë de leur propre culture”. Et parmi les défis à relever pour réussir leur expatriation, ils citent à 75 % “la compréhension de la culture du pays”, loin devant les enjeux purement professionnels comme, par exemple, “l’investissement dans la mission professionnelle” (56 %). Si bien que le management interculturel est devenu un passage obligé pour tous les cadres appelés à travailler à l’international. En faisant des affaires partout dans le monde, les managers ont découvert sa pluralité.
Les bureaux, miroirs des traditions managériales
En travaillant à l’étranger, ils ont peut-être aussi noté que les bureaux de leurs partenaires ne ressemblent pas toujours aux nôtres.Car l’aménagement des espaces de travail illustre aussi cette diversité des modes de management au gré des cultures.Voici quelques années une étude internationale réalisée par le groupe Steelcase, spécialisé dans le mobilier de bureau, avait ainsi conclu que “l’aménagement des espaces de travail répond à des codes très précis qui reflètent la culture de chaque pays”. Et nombre de ses observations venaient valider celles réalisées précédemment par Philippe d’Iribarne. Ainsi, en France,les espaces de travail refléteraient le goût de la hiérarchie. Signe qui ne trompe pas : l’évolution de la taille des bureaux a tendance à y être proportionnelle à la position dans l’organigramme de l’entreprise. Si bien que, pour Catherine Gall et Beatriz Arantes, auteurs de l’étude, l’organisation des espaces de travail est vécue,dans l’Hexagone, comme une “mise en scène du pouvoir”.
La relation à l’open space,
révélateur des formes de capitalisme
À l’inverse, en Grande-Bretagne, nombre de cadres n’ont pas de bureau individuel. Ils partagent un open space avec leurs collègues sans que cela les gêne vraiment. Toutefois, cela ne traduit pas tant un souci d’égalitarisme qu’un lien de plus en plus distendu à l’entreprise : “La culture du résultat à très court terme débouche sur un turn-over élevé : on ne prend donc pas possession d’un espace dédié”, notent les auteurs. Une situation que supporteraient beaucoup plus difficilement les managers allemands. En effet, imprégnées
des valeurs du capitalisme rhénan, les entreprises allemandes misent volontiers sur l’établissement de relations durables. Ainsi, outre-Rhin, pas question pour un dirigeant de ne pas être autorisé à personnaliser la décoration de son bureau, car quand il en prend possession, il s’y installe pour de bon.
Mais c’est en Russie que l’open space rencontrerait, aujourd’hui encore, les plus grandes réticences. En effet, comme l’explique Alla Sergueeva, professeur à l’université de Moscou ayant enseigné la civilisation russe dans de nombreux pays étrangers, “de nombreux Russes restent profondément marqués par leur expérience du totalitarisme”. Ils se souviennent donc que, du temps de l’URSS, l’absence d’intimité et de confidentialité des espaces de travail avait pour but de brider la liberté de parole et d’opinion et d’exercer un contrôle sur les conversations, notamment sur les lieux de travail…
Un monde pluriel, y compris au plan managérial
Pour réussir à l’international, les managers doivent donc probablement se défaire du mythe de l’universalité du management et aborder le monde et leurs partenaires étrangers avec un regard toujours neufs sans chercher à les faire rentrer dans les grilles de lecture qui nous sont propres. Et ce d’autant plus que la montée en puissance des pays émergents se traduit, à bien des égards, par une augmentation du nombre de modèles managériaux disponibles. Directeur pour la Chine et l’Asie du cabinet international de consulting Roland Berger, Charles-Edouard Bouée ne s’y trompe pas. À rebours d’une mondialisation rimant avec occidentalisation, il voit naître en Chine, un “nouveau modèle de management” risquant de “devenir incontournable et d’inspirer de nombreux entrepreneurs d’autres pays émergents tels que l’Inde ou le Brésil” (Challenges, 24/02/11). On ne saurait mieux souligner combien il est nécessaire, comme nous le faisons au sein de l’ESC de Grenoble, de tisser des liens entre le management et la géopolitique, voire de lancer une réflexion sur le thème de la “géopolitique du management”. Car si les modes de managements ne sont pas les mêmes au fil des territoires, leur diffusion et leur expansion à la surface de la planète reflètent aussi le prestige et l’influence des différentes nations.
Pour aller plus loin :
- Baromètre Actineo-TNS Sofres 2011 sur la qualité de vie au bureau, consultable sur www.actineo.fr ;
- La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales , par Philippe d’Iribarne, Le Seuil, 280 p., 8,50 € ;
- L’épreuve des différences. L’expérience d’une entreprise mondiale, Le Seuil, 164 p., 17 €, Prix Grenoble Ecole de Management du livre de management international 2010.
- Observatoire de l’expatriation 2011, téléchargeable librement sur www.bva.fr ;
- Office Code, par Catherine Gall et Beatriz Arantes, Éditions Steelcase, 203 p., 39,90 € ;
- Qui sont les Russes ?, par Alla Sergueeva, Editions Max Millo, 320 p., 21 €.