Le 22 mars s’est tenue la journée mondiale de l’eau. C’est l’occasion de rappeler que, dans de nombreuses régions de la planète, cette ressource vitale est beaucoup plus rare qu’on ne le croit. En effet, selon les experts, en 2025, un humain sur deux vivra dans un pays souffrant de pénurie d’eau. S’il se matérialise, ce manque occasionnera bien sûr des dommages sanitaires et des crises agricoles mais aussi d’inévitables tensions entre États pour le contrôle et la gestion de cette indispensable source de vie.
Sous nos latitudes l’eau est abondante et, grâce à des réseaux d’assainissement et de distribution efficaces, personne n’en manque. Disposer d’eau en n’ayant qu’à tourner le robinet nous apparaît banal. Or, cela ne l’est pas. Aujourd’hui encore, plus d’un milliard de personnes dans le monde n’a toujours pas accès à l’eau potable ni aux installations sanitaires indispensables pour vivre dignement et en bonne santé. En de nombreux points du globe, l’eau demeure une ressource rare. Si l’on ajoute à cela que 40 % de la production agricole mondiale dépend de l’agriculture mécaniquement irriguée (les 60 % restant bénéficient de l’irrigation pluviale), on comprend que la gestion et le contrôle de l’eau sont appelés à devenir des enjeux géopolitiques majeurs. Selon le géographe David Blanchon, auteur d’un Atlas mondial de l’eau, il faudra, “au cours des prochaines décennies, à la fois apporter de l’eau potable pour tous et accroître la production agricole en zones irriguées pour répondre à la double augmentation de la population et du niveau de vie, tout en préservant les milieux naturels”. Et l’on pourrait ajouter :“en évitant ou limitant les risques de conflits politiques”.
L’eau, une ressource abondante mais mal répartie
L’eau représente 70 % de la surface terrestre. 97,5 % de cette eau est salée. Les 2,5 % restant sont, pour l’essentiel, bloqués sous l’Antarctique et le Groenland. Si l’eau douce facilement accessible ne représente que 0,7 % du volume d’eau mondial, elle constitue cependant un stock de 40.000 km3 soit, en moyenne, 6.500 m3 par habitant et par an. Les problèmes liés à l’eau viennent donc surtout de son inégale répartition spatiale, temporelle et sociale.
Au plan géopolitique, “l’or bleu” est une ressource disputée et un facteur de“risque hydropolitique”. Selon David Blanchon,“ les frontières des États suivent parfois les cours d’eau et découpent les bassins versants : on compte 263 bassins transfrontaliers majeurs, représentant 60 % des ressources en eau mondiales. […] Depuis que de grands aménagements hydrauliques sont possibles, depuis qu’un pays d’amont peut détourner le débit d’un grand fleuve ou polluer gravement ses eaux sur des centaines de km,les conflits potentiels pourraient se matérialiser” En 2025, avec l’augmentation combinée du niveau de vie et de la population mondiale,plus de trente bassins versants majeurs – alimentant la moitié de la population mondiale – seront sous le seuil de stress hydrique et une dizaine d’autres en pénurie bassins les plus sujets au risque hydropolitique sont le Nil, le Jourdain, le Tigre et l’Euphrate, ainsi que le Syr-Daria et l’Amou-Daria, qui se jettent dans la mer d’Aral.
A ce jour, les prévisions sur les futures “guerres de l’eau” font encore débat. L’eau semble être un révélateur de tensions plus qu’un facteur déclenchant. Elle envenime des conflits pré-existants, mais peut aussi, par la mise en chantier de projets communs, favoriser la réconciliation. Elle est aussi un enjeu stratégique non négligeable dans les affrontements régionaux. Ainsi du conflit isréalo-palestinien : pour David Blanchon, “dans le bassin du Jourdain, la question de l’eau est cruciale. […] Israël a placé l’utilisation maximale de l’eau au cœur de sa stratégie de développement depuis 1948”.
Une coopération géopolitique d’envergure : l’accès à l’eau
L’accès à l’eau est aussi une préoccupation mondiale. Selon l’OMS et l’Unicef, 83 % de la population mondiale utilisent des sources d’eau potable de qualité. Mais cette moyenne masque une forte disparité entre les pays développés, où l’accès est universel ; et les autres, où l’accès à l’eau potable n’est que de 80 % et seulement 50 % pour l’assainissement. “La différence Nord-Sud, analyse David Blanchon, est encore plus marquée lorsqu’on analyse les connexions à l’eau potable à domicile : les taux sont proches de 100 % dans les pays du Nord, mais tombent à 44 % dans les pays en voie de développement et 16 % en Afrique subsaharienne”.
Les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), adoptés en 2000 par 189 États membres de l’ONU, entendent, d’ici 2015, réduire de moitié le pourcentage de la population mondiale n’ayant pas accès de façon durable à un approvisionnement en eau potable. Il s’agit d’une ambition considérable, bien que la notion d’“accès à l’eau ”signifie simplement, pour un tiers de l’humanité, la faculté d’obtenir 25 litres par personne et par jour à moins de 200 mètres du lieu d’habitation.
Ces besoins ont créé un important marché mondial de l’eau. Les investissements nécessaires pour remplir les objectifs des OMD d’ici 2015 s’élèvent, en effet, à quelque 30 milliards de dollars par an. Pour y parvenir, l’appel au secteur privé a été encouragé par les bailleurs de fonds internationaux. Toutefois, ce marché hydrique reste fortement déterminé par des considérations politiques. Il repose en effet sur la capacité des firmes spécialisées à répondre aux appels d’offres institutionnels à travers le monde et débouchant sur des “partenariats public-privé (PPP) pour la gestion de l’eau”. Comme l’explique Blanchon, “un PPP est un contrat signé entre une autorité publique et une entreprise privée pour différents services liés à l’eau (construction du réseau, entretien, facturation, etc.)”. Grâce au savoir-faire de ses entreprises, la France est bien positionnée sur ce marché. Parmi les quatre leaders mondiaux du secteur, on compte deux groupes français : Veolia Eau et Suez Environnement.
L’agriculture étant la principale consommatrice d’eau au niveau mondial, des firmes transnationales spécialisées dans l’agriculture irriguée apportent également leurs services et leur expertise aux pays demandeurs. L’introduction de nouvelles techniques a pour but d’augmenter le rendement agricole et économique à quantité d’eau égale. Comme le souligne Blanchon, “ces améliorations sont accompagnées d’actions en amont (bétonnage des canaux d’adduction, pour éviter les pertes par infiltrations) et en aval (amélioration du système de drainage)”.
Les États ont également lancé de grands projets internationaux. Pour résoudre pacifiquement les conflits liés à l’eau, l’ONU a adopté, en 1997, une convention sur le droit à l’usage des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. Elle réaffirme solennellement le concept d’utilisation équitable et raisonnable de la ressource, l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs aux autres États riverains et, enfin, pose une obligation générale de coopération. Au-delà de ces déclarations de principe, la multiplication des grands organismes de gestion des bassins internationaux est le signe le plus positif de la coopération entre États. L’immense majorité des bassins mondiaux dispose en effet de commissions permanentes pour coordonner la politique régionale de l’eau.
Gestion de l’eau : les scénarios possibles
Au niveau global, trois scénarios possibles de gestion de l’eau se dégagent à l’horizon 2025. Le premier prolonge la tendance actuelle, avec pour conséquence une aggravation des problèmes dans les pays du Sud et une situation périlleuse dans certains bassins versants.
Le deuxième scénario fait le pari d’une coopération internationale débouchant sur la mise en œuvre réussie de techniques innovantes, tant en matière d’agriculture irriguée que de valorisation des circuits hydrauliques urbains, notamment dans le Sud. Les habitants de la planète auraient alors un accès quasi-universel à l’eau et une production agricole suffisante grâce à l’irrigation de leurs cultures. Mais, ainsi que le note David Blanchon, “on ne peut écarter une crise de l’eau”, reposant sur l’augmentation des pollutions, une baisse de rendement des agricultures irriguées et des conflits géostratégiques directement ou indirectement liées à l’eau. C’est bien sûr un scénario noir. En effet, dans les régions où surviendraient ces crises, une déstabilisation durable du marché agricole serait à craindre, ainsi qu’une multiplication de disettes ou de famines, le développement de troubles sociaux dans les villes et, éventuellement, des tensions ou affrontements interétatiques. En réalité, il est probable que les trois scénarios se combineront avec une intensité variable selon les pays et les régions du monde.
Toutes ces hypothèses posent en outre la question, tout à la fois morale, économique, politique et géopolitique, du statut de l’eau. L’eau est-elle un droit pour tous ? Est-elle une simple marchandise, un bien public ou un bien premier ? On peut indiscutablement estimer le prix de l’assainissement ou de la distribution d’eau potable, mais l’eau possède aussi, ainsi que le dit David Blanchon, “une valeur patrimoniale et symbolique incommensurable”. La vision de l’eau comme bien vital a ainsi conduit à l’inscription d’un droit à l’eau, patrimoine commun de la nation dans de nombreuses constitutions (notamment en Afrique). Cependant, il reste un fort hiatus entre la proclamation de ce droit et son application. Et, de plus en en plus, conclut Blanchon, “la tendance est de considérer, au-delà du minimum vital nécessaire à la survie des populations, l’eau comme une ressource économique à valoriser au mieux”. Les débats sur le statut de l’eau ne font donc que commencer et iront croissant, au fur et à mesure que se fera sentir la rareté de l’or bleu.
- Atlas mondial de l’eau, par David Blanchon, éditions Autrement, 80 p., 17 €
- « Géopolitique de l’eau”, entretien avec Franck Galland, directeur de la sûreté du groupe Suez Environnement publié dans la note CLES hors-série N°2 de décembre 2010.