La disparition du fondateur et dirigeant d’Apple, Steve Jobs, n’a rien changé à la stratégie de communication de l’entreprise. À chaque nouveau produit correspond un marketing sans faille : secret absolu, puis rumeurs, keynotes, conférence de presse internationale et enfin dates de sortie par pays et listes d’attente. La sortie récente de l’iPhone 5 n’a pas fait exception. Mais l’envers de ce spectacle parfois racoleur, c’est une compétition acharnée entre les grandes firmes de fabricants pour la domination d’un marché évalué à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Guerre des brevets, positionnement de marques, stratégies mondialisées, réputation… sont autant d’enjeux pour les industriels concernés. C’est aussi un secteur en mutation marqué par le recul des ventes de GSM classiques au profit des smartphones, ces téléphones dotés de fonctions évoluées. Le rôle des technologies de l’information (TIC) sur les mutations sociales, le développement économique et l’évolution politique devrait en être accru. Pour le meilleur et pour le pire.
L’omniprésence des portables dans notre quotidien tient aussi à ce qu’ils ne servent plus uniquement à téléphoner. Ils constituent un moyen de communication qui tend à être de plus en plus multi-vecteurs (audio, images/vidéo, écrits). Aujourd’hui, un mobile en service sur six est un smartphone. En raison de son prix et de la nécessité d’infrastructures de dernière génération, on le trouve principalement dans les régions les plus développées. Mais ce sont les pays émergents qui forment le marché le plus porteur. En 2011 déjà, selon l’Union internationale des télécommunications (UIT), les BRICS représentent 45 % du total des nouvelles souscriptions.
À marché planétaire, compétition mondiale
« Plus de 90 % de la population mondiale a désormais accès à un réseau mobile. Selon l’UIT, le nombre d’abonnements à la téléphonie mobile est passé à 5,3 milliards d’abonnés, dont 940 millions sont des abonnements à la troisième génération (3G) », résume un numéro spécial de la revue Diplomatie consacré à la Géopolitique de l’information. Internet et le téléphone fixe avec respectivement 2 et 1,26 milliards d’abonnés ou encore la télévision avec 4,5 milliards de postes ne soutiennent pas la comparaison. Le seul vecteur de communication qui concurrence le mobile est… la radio avec 5,5 milliards de postes dans le monde ! « La croissance des mobiles est forte dans les pays en développement, passant de 53 % du total des abonnements à la fin de 2005 à environ 73 % à la fin de 2010. » Signe tangible que la croissance est chez les émergents : l’édition 2012 du salon Telecom World se tiendra, non plus à Genève comme les années précédentes, mais à Dubaï. Bref, le marché est immense pour les fabricants de téléphones et fournisseurs d’accès. Mais également pour les développeurs d’applications mobiles, y compris dans les domaines de l’éducation ou de la défense. Là aussi, les chiffres sont impressionnants : déjà 170 000 applications pour Apple, 30 000 pour Google Android et 5 000 pour Blackberry ! Elles ont généré quelques 6,7 milliards de revenus en 2010. Ce chiffre devrait tripler d’ici 2013. L’essor des smartphones y contribue directement, tout comme celui des tablettes numériques, outils qui accompagnent et caractérisent les « travailleurs nomades » internationaux. À l’autre bout du spectre, ce sont des bataillons de salariés chinois aux conditions de travail discutables qui produisent ces appareils. En spécialisant les États-Unis comme « lieu du design » mais en délocalisant intégralement son « lieu de production » en Chine, Apple a été accusé d’avoir sacrifié des milliers d’emplois industriels américains et de contribuer au gel des salaires des emplois d’exécution dans les pays développés. Cette « entreprise sans usine » préfigure-t-elle l’entreprise du XXIe siècle ?
Il faut dire que la lutte économique pour conquérir ce marché fait rage. Les fabricants historiques comme le finlandais Nokia doivent faire face, notamment, à la concurrence du géant sud-coréen Samsung, qui vient d’accéder en 2012 à la première place mondiale. Si son modèle Galaxy joue la carte du haut de gamme, tout comme l’iPhone, les campagnes de promotion qui entourent ces téléphones high tech sont très différentes. Le fabricant coréen décline ses produits en fonction des publics visés, tandis que la firme de Cupertino applique les normes qui prévalent dans le domaine du luxe. Où c’est le client qui vient à la marque et non le contraire. Encore faut-il être capable de se forger une telle image à l’échelle planétaire !
L’innovation joue certes un rôle vital, mais au service d’une stratégie de positionnement fondée davantage sur le désir que sur la fonctionnalité. Apple est ainsi bien plus exposé au risque d’image et d’éthique. Il n’est pas anodin que les conditions de travail de ses sous-traitants asiatiques refassent surface concomitamment à la sortie de son dernier iPhone. À l’inverse, Samsung n’a été que peu touché, si ce n’est financièrement, par sa condamnation pour violation de la propriété intellectuelle face à Apple. Ce premier round juridique sera suivi de beaucoup d’autres, n’en doutons pas ! L’innovation, technologique ou simplement d’usage, est le moteur de cette économie. « Les téléphones mobiles se sont miniaturisés tout en gagnant en autonomie et en diversité des fonctionnalités », constatent les auteurs de Diplomatie. « Cette évolution a un volet plus stratégique : la miniaturisation s’accompagne d’une véritable course au contrôle de ressources rares comme le lithium [ou le coltan] » nécessaires aux batteries ou pour faire face au risque de surchauffe – ce qui renvoie à la géopolitique des matériaux stratégiques (cf. CLÉS n°59, 15/03/2012).
L’Afrique, « terre promise » de la téléphonie mobile ?
Si la téléphonie mobile moderne a une fonction principalement commerciale et de divertissement dans les pays développés, elle offre une possibilité de développement dans les régions les plus pauvres. Avec davantage de GSM que d’ordinateurs ou de téléphones fixes, l’Afrique en est le parfait exemple. « L’infrastructure nécessaire (antennes) est bien plus légère que les câbles téléphoniques traditionnels, et s’avère tout à la fois moins onéreuse et plus facile à reconstruire en cas de catastrophe ou de guerre. » Pour le reste, il faut avoir accès à un fournisseur d’accès et à un téléphone mobile. « Une étude réalisée en 2005 par la London Business School démontrait que, quand un pays améliore son taux d’équipement en portable de 10%, cela entraîne une croissance du PIB de l’ordre de 0,5 % », indique encore la revue Diplomatie. Si la relation entre téléphonie mobile et taux de croissance fait débat, il n’empêche que l’Afrique inclut dans sa stratégie de développement un usage croissant du GSM. Il y a dix ans, un Africain sur cinquante était équipé d’un portable, contre un sur quatre aujourd’hui. Conséquence : le continent africain est actuellement le deuxième marché mondial, derrière l’Asie. C’est surtout celui qui connait le plus fort taux de croissance : + 30 % par an en moyenne sur la dernière décennie.
Ce marché est cependant très spécifique. Il concerne la téléphonie mobile classique – et très peu le smartphone. Surtout, il oblige les fabricants et opérateurs à toujours plus d’innovations dans les applications possibles du téléphone mobile classique. « Laboratoire géant », le continent est le lieu d’expérimentation d’usages nouveaux, tout particulièrement dans les domaines de la finance, de la médecine et de l’éducation. Ainsi, le mobile banking connait un succès fulgurant qui gagne aujourd’hui l’Inde et l’Asie. Initié par des compagnies africaines (Wizzit en Afrique du Sud ou Safaricom au Kenya), ce segment du paiement par SMS est à présent investi par des entreprises comme Visa ou Orange. Plus de quarante millions de clients recourent à cette prestation. Autre exemple : les pêcheurs africains, comme indiens, recourent à la technologie mobile pour négocier le prix de leurs produits avant même leur retour de mer, quand ils ne n’en servent pas comme navigateur de fortune ! Et dans le domaine de l’éducation, « l’Open University a récemment commencé à offrir des cours gratuits sur iTunes visant à la formation des enseignants en Afrique subsaharienne », rapporte le journaliste Brian Fung. Les conférences peuvent être téléchargées notamment sur iPhone. Mais si le continent veut accéder à davantage de services, il devra s’équiper en réseaux à plus larges bandes (de type 3G). Il s’agit à terme de faciliter le recours à des smartphones intermédiaires qui réclament du haut débit de transmission. Et là, force est de constater que les institutions locales pâtissent de l’inefficacité de leur gestion du spectre – quand ce n’est pas de leur corruption. Or les enjeux sont de taille lorsque l’on sait que la téléphonie mobile représente 7 % des recettes fiscales des États africains…
Quand les smartphones influent sur la géopolitique
« Grâce à la liberté des communications, des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées », prophétisait Nietzche. Plus d’un siècle après la publication de La volonté de puissance, la question reste actuelle. Les smartphones sont indubitablement des « outils d’appui et d’accélération » des bouleversements du monde contemporain (cf. CLÉS n°71, 7/06/2012).
Si la fonction « téléphone » des GSM permet de renseigner et de coordonner en temps réel une manifestation ou une révolte, la fonction « images » (photo et vidéo) concurrence désormais directement la caméra du reporter – voire la supplante dans les zones de crise. La séquence amateur au portable est même devenue un gage d’authenticité pour certains médias. Au risque parfois d’une manipulation particulièrement efficace, car l’image – même falsifiée ou orientée – tend à s’imposer aux esprits avec force de vérité. Que l’on songe aux images de la mort de Neda, jeune iranienne abattue à Téhéran en 2009, à l’exécution de Saddam Hussein en 2006 ou plus près de nous aux vidéos de bombardements en Syrie… Enfin, la fonction « Internet » permet le partage de l’information avec le plus grand nombre. Et c’est bien la rencontre de la téléphonie mobile et d’Internet qui a transformé l’usage d’un outil a priori inoffensif en arme subversive, aux effets potentiellement stratégiques. Au risque de dépasser les intentions initiales de l’homme. À nos risques et périls.
Pour aller plus loin :
- « The Geopolitics of the iPhone » par Brian Fung, in Foreign Policy, juin 2010 ;
- « Géopolitique de l’information« , Les Grands dossiers de Diplomatie n°2, Revue Diplomatie, avril-mai 2011 ;
- Key statistical highlights, Union internationale des télécommunications, juin 2012.