Nov 292012
 

À la veille d’une « révolution dans les affaires pétrolières » ?

Lancement d’un « Grand débat national sur la transition énergétique », relance de celui sur le gaz de schiste par le Président Hollande lors de sa conférence de presse, appel des autorités françaises à une politique énergétique européenne… autant d’éléments qui illustrent la prise en compte de la question cruciale de l’énergie. La réflexion est mondiale, mais les réponses apportées diffèrent sensiblement d’un État à l’autre. La production conventionnelle de pétrole et de gaz est aujourd’hui sérieusement concurrencée, à commencer par l’exploitation des gaz de schiste. Et les prochaines décennies devraient voir l’hémisphère occidental s’imposer comme nouveau centre de gravité de l’exploration et de la production pétrolière. Le rapport annuel de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit ainsi que la production de pétrole brut des États-Unis devrait dépasser celle de l’Arabie Saoudite à l’horizon 2020 ! Cette « révolution dans les affaires pétrolières » bouleverse d’ores et déjà une géopolitique de l’énergie que l’on croyait immuable.

À l’heure de la crise économique mondiale, il est plus que jamais crucial de comprendre le lien entre accès ou production d’énergie et croissance. En quoi les énergies (fossiles, nucléaire, renouvelables) permettent-elles de préserver la croissance? Dans le cas du pétrole, véritable « liquide à tout faire », cette ressource sert à la fois à « rouler, voler, naviguer, se chauffer, s’habiller, produire de l’électricité… », synthétise la journaliste scientifique Anne Lefèvre-Balleydier. C’est la forme d’énergie dont la plupart des pays sont le plus dépendants, y compris pour la production d’électricité ou le chauffage domestique. « La pétrochimie s’est bien installée dans nos vies, sans qu’on le perçoive toujours bien : stylos, flacons, jouets, emballages ou mobilier en plastique, joints d’étanchéité, isolants électriques, semelles de chaussures, gants ou préservatifs, vêtements, moquettes, tapis, […], DVD, cosmétiques… ». Bref, sans pétrole, pas d’industrie. Et pas d’agriculture moderne non plus. Celle-ci consomme en effet énormément d’énergie pour les véhicules agricoles, le chauffage des serres ou encore la production d’engrais et de pesticides.

Énergie et croissance : les clefs du débat

Le développement économique s’accompagne systématiquement d’une augmentation de la consommation énergétique. C’est pourquoi la demande pétrolière des pays émergents ne cesse de croître. Ainsi, entre 2002 et 2007, la Chine a multiplié par quatre sa consommation de pétrole brut. Dès lors, le prix de l’énergie a un impact majeur sur l’économie. Une hausse brutale du prix de l’énergie primaire – c’est-à-dire non transformée – a un effet immédiat et négatif sur la croissance. Car c’est l’ensemble du coût de production de l’outil industriel qui augmente, tout comme le prix de l’énergie secondaire (essence à la pompe, fioul, électricité, etc.). En sciences économiques, énergie et PIB sont liés par l’intensité énergétique, c’est-à-dire la quantité d’énergie qu’il faut consommer pour produire de la richesse. La croissance n’est possible qu’en augmentant la consommation d’énergie ou bien en diminuant l’intensité énergétique. Dans le premier cas, il importe de se procurer de l’énergie au plus bas coût, dans le second de revoir le modèle de développement. L’actuelle récession mondiale est attribuée par de nombreux économistes à la flambée historique du prix du pétrole en 2008 (150 $ le baril). Par trop mono-causale, cette explication est réductrice. Mais elle fournit un éclairage complémentaire à la compréhension de la crise actuelle. C’est dans ce double contexte d’énergie chère et d’essoufflement de l’économie que se multiplient les politiques énergétiques, avec pour effet de modifier en profondeur la géopolitique en vigueur depuis un siècle.

Vers une nouvelle géopolitique de l’énergie ?

Le secteur de l’énergie est aujourd’hui marqué par deux évolutions remarquables : la résurgence de la production pétrolière et gazière des États-Unis, et le recul du recours à l’énergie nucléaire. La première de ces tendances est le fruit de la stratégie énergétique américaine, qui conjugue relance de l’exploitation conventionnelle nationale et développement massif de l’exploitation de ses gaz de schiste. À l’aide d’un forage vertical à très grande profondeur (entre 1 500 et 3 000 mètres), la technique consiste à atteindre une variété d’argile au sein de laquelle sont piégés huile et gaz, puis d’y injecter de l’eau sous pression, créant ainsi la fameuse « fracture hydraulique » tant décriée par ses opposants. Riche de cette production, qu’elle peut il est vrai exploiter dans des zones peu peuplées, l’Amérique fournit à ses industries du gaz et de l’électricité à faible coût. Mieux, l’AIE prévoit que les États-Unis deviendront le plus gros producteur mondial à partir de 2010, avant de devenir exportateur net d’énergie en 2030. Une gageure lorsque l’on sait que le modèle sociétal et pour tout dire civilisationnel nord-américain est intense en énergie : la moitié du trafic aérien mondial reste ainsi le fait du trafic intérieur américain. Il faut reconnaître aux États-Unis leur volonté de défendre âprement leur place de n°1 mondial ! « Notons que la révolution américaine de l’exploitation des gaz de schiste n’est pas facilement reproductible à court terme dans d’autres régions du monde », prévient Leonardo Maugeri. En raison des caractéristiques singulières de l’industrie pétrolière américaine (grande disponibilité des appareils de forage par exemple) et de son environnement juridique (droit de la propriété privée, droit minier,…), « les États-Unis – comme le Canada – font figure de tribune unique d’expérimentation et d’innovation ». Le phénomène ne se généralisera donc que très progressivement et le plus souvent avec l’aide de sociétés américaines, à l’instar des projets polonais. La seconde évolution découle directement de l’accident de Fukushima. La tragédie nippone a non seulement remis en cause le recours à l’énergie nucléaire au Japon, mais aussi en Allemagne. De façon générale, elle a relancé le débat sur l’opportunité du nucléaire civil. Mais par quoi le remplacer pour assurer la production d’électricité dont la consommation ne cesse d’augmenter ? Par les énergies renouvelables ? Lesquelles ? À quels coûts ? Dans quels délais raisonnables ? La question reste pour l’heure ouverte.

Par ailleurs, la majeure partie des pays producteurs traditionnels de pétrole et de gaz maintiennent – voire augmentent – leurs capacités de production. Comment dès lors expliquer le prix élevé du brut ? Pour Leonardo Maugeri, ancien dirigeant du groupe pétrolier italien Eni et auteur d’un récent rapport sur l’avenir du pétrole, « seuls les facteurs géopolitiques et psychologiques (en particulier la crainte d’une crise majeure en Iran), ainsi qu’une croyance profonde en une pénurie prochaine du pétrole, peuvent justifier le maintien à la hausse du prix du pétrole ». L’accès à du pétrole en quantité ne durera cependant pas sur le long terme. Le recours à l’huile de schiste permettra-t-il de faire face au tarissement des réserves conventionnelles ? Au prix de quels impacts environnementaux et socio-économiques sur les sociétés post-modernes et émergentes ? Les interrogations que soulève la nouvelle carte énergétique mondiale sont nombreuses. D’où l’impérieuse nécessité d’une réaffirmation des stratégies d’État, seules à même de fixer un cap légitime en la matière.

Quelle stratégie énergétique pour la France ?

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la France a développé l’industrie nucléaire pour affirmer son indépendance sur l’échiquier international. Les applications militaires lui ont permis d’accéder au club très fermé des grandes puissances nucléarisées, tandis que les applications civiles contribuent à son indépendance énergétique (pour mémoire, 75% de la production d’électricité). Rappelons que la France ne dispose pas de pétrole et de très peu de gaz, à l’exception des gaz de schiste. La production nationale d’énergie nucléaire permet à Paris d’éviter une dépendance totale vis-à-vis des États-Unis et des pays du Golfe. « La capacité nucléaire de la France permet à celle-ci de définir sa propre politique étrangère au Moyen-Orient ; en cela le nucléaire civil est un facteur de changement de la géopolitique, changement par rapport aux déterminismes naturels de la quête pétrolière », analyse Aymeric Chauprade, ancien directeur des études de l’École de Guerre. On comprend mieux dès lors la réticence des autorités françaises, qu’elles soient de droite comme de gauche, à remettre en cause cette politique. « La sortie de la logique d’indépendance énergétique par le nucléaire serait pour la France une erreur stratégique ». Pour autant, le nucléaire n’assure pas à la France une complète autonomie, loin s’en faut ! L’économie du pays a besoin de pétrole et de gaz.

Et c’est là qu’intervient le débat sur l’exploitation des gaz de schiste. Si un moratoire a été décrété début 2011 en raison des risques environnementaux liés aux techniques de forage et d’exploitation, le Président François Hollande a autorisé lors de sa conférence de presse de novembre 2012 la recherche sur d’autres techniques que la fracturation hydraulique. À suivre donc… L’autre solution consiste à investir hors de nos frontières et des zones traditionnelles, afin de diversifier davantage nos voies d’approvisionnement. La récente décision du groupe Total d’acquérir 25 % des parts de l’un des principaux leaders américains des gaz de schiste en est l’illustration. Pour l’heure, la satisfaction de la demande française de gaz naturel est assurée par des importations russes, norvégiennes et algériennes.

Les bouleversements à l’oeuvre ne sont-ils pas l’occasion pour la France de penser son « avenir énergétique, cartes sur table », donc sans tabou ? C’est ce que proposent trois éminents économistes en conclusion d’un brillant essai. Où il apparaît que notre pays a tous les atouts « pour (re)bâtir un système énergétique à la pointe de l’innovation, au niveau de la Nation et de ses territoires […]. À la condition première de placer les citoyens en face de choix clairs et de rétablir la balance entre intérêts particuliers et intérêt général… ».

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