Juin 302016
 

Deux divorces, trois enterrements… un pays!

Le 1er juillet 2016, et pour six mois, la Slovaquie présidera l’Union européenne. Son premier ministre, le social-démocrate Robert Fico, a été propulsé sur le devant de la scène médiatique par ses déclarations fracassantes sur l’accueil des migrants dans son pays.

C’est une double occasion de s’interroger sur la géopolitique de la Slovaquie. Et en Europe centrale et orientale, cette analyse ne peut faire l’économie de l’histoire des peuples et des rapports de force entre les puissances.

La Slovaquie existe bien, en effet, au sein d’un « Grand Jeu » dont la Mitteleuropa est le théâtre. Elle tend même à s’y affirmer. La présidence de l’UE intervient au moment même où elle participe pour la première fois au Championnat d’Europe de football de 2016.

Avec ses 5,4 millions d’habitants et ses 49000 km2, la Slovaquie apparaît comme un État dont la présence sur la scène internationale passe par des choix permettant de compter à la table des négociations économiques et stratégiques.

D’autant que le pays a assez bien négocié sa transition vers l’économie de marché depuis la fin du communisme, avec un PIB par habitant de 26000 dollars par an en 2013.

L’histoire de la Slovaquie est, comme souvent s’agissant d’un État désormais souverain, celle d’une lutte pour l’indépendance et d’un ancrage territorial spécifique.

On peut y lire comment les Slovaques ont dû composer avec des ensembles géopolitiques très larges, et puissants, tout en affirmant leurs libertés politiques grâce au maintien de leur identité culturelle.

Un pays né de deux divorces

La Slovaquie est un État né d’une série de divorces. Son positionnement géopolitique ne peut pas se comprendre sans se rappeler à quelles puissances son peuple s’est opposé pour affirmer son indépendance. Au sein des possessions des Habsbourg, les Slovaques n’ont pas d’existence politique propre.

Le territoire actuel de la Slovaquie fait partie du royaume de Hongrie. Bratislava est même, au XVIe siècle, la capitale de la Hongrie non occupée par les Turcs.

Avec le compromis austro-hongrois de 1867, alors que les Tchèques sont intégrés à la « Cisleithanie », à savoir l’Autriche, les Slovaques sont l’un des peuples de la « Transleithanie » – la Hongrie.

Les Slovaques sont alors pour l’essentiel des ruraux, les villes étant peuplées majoritairement de Hongrois et d’Allemands. Le nationalisme slovaque naît à cette époque, comme partout en Europe, et est marqué par le panslavisme, en réaction à la magyarisation imposée par Budapest.

En 1919, les traités mettant fin à la Première Guerre mondiale érigent un nouvel État : la Tchécoslovaquie, censée associer les Slaves du nord de l’ancien empire austro-hongrois. Malgré la proximité linguistique entre Tchèques et Slovaques, c’est un mariage de raison, imposé par Edvard Beneš à l’américain Wilson.

Alors que les Tchèques sont largement déchristianisés, vivant dans une société urbaine et industrielle, les Slovaques restent majoritairement ruraux et catholiques. La ville de Presbourg devient la principale ville slovaque, rebaptisée Bratislava.

Les frontières étant tracées de façon à diminuer la puissance de la Hongrie, elles font la part belle à la Tchécoslovaquie et une importante minorité hongroise (11 % de la population) se retrouve sur le territoire de la Slovaquie actuelle.

Ce mariage est artificiel : à deux reprises, Slovaques et Tchèques se séparent sur fond de bouleversements géopolitiques.

À la suite des accords de Munich et de l’annexion des Sudètes, scellant la mort de la Tchécoslovaquie, les Allemands accordent en 1939 l’indépendance à la Slovaquie.

Le gouvernement autoritaire de Mgr Tiso lie la destinée du nouvel État à celle du Reich. En 1945, la Tchécoslovaquie est restaurée et progressivement intégrée au bloc soviétique. Encore une fois, les Tchèques dominent le nouvel État.

Lors de la décomposition du bloc soviétique, la « révolution de velours » de 1989 conduit au rétablissement de la démocratie.

Cette liberté retrouvée permet la réaffirmation de l’identité nationale slovaque et, en 1993, c’est le « divorce de velours  » , selon l’expression de Marie-France Calle dans Les Échos du 30 décembre 1992.

Devenue indépendante, la Slovaquie est confrontée à la question de son positionnement géopolitique.

Une affirmation identitaire

C’est en réalité l’identité du nouvel État qui se pose. Tout d’abord au sein de ses frontières.

Si, à la différence de la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie s’est disloquée sans violence, ce n’est pas sans provoquer de vives tensions, liées pour l’essentiel à la minorité hongroise.

Les craintes d’un irrédentisme hongrois renvoient aux corrections de frontières opérées en faveur de Budapest pendant la Seconde Guerre mondiale.

Toutefois, aucun conflit ne s’est finalement allumé, malgré la décision prise en 2004 par la Hongrie, suite à un référendum, d’accorder la nationalité hongroise à tous les membres de la minorité hongroise en Slovaquie.

L’identité slovaque s’est reconstruite dans ce contexte de défis. Face aux Hongrois, la dimension slave de la culture slovaque est ainsi réaffirmée.

Mais c’est au sein de cette « Europe danubienne » que la Slovaquie apparaît comme une État clé pour comprendre les traductions politiques de la réaffirmation identitaire.

Le premier ministre slovaque, Robert Fico, fondateur du parti Smer-SD, défraye en effet la chronique depuis quelques mois.

Au pouvoir de 2006 à 2010 puis depuis 2012, cet homme politique, issu de la social-démocratie, emploie une rhétorique souvent qualifiée de populiste. Son discours est en effet fondé sur l’affirmation d’une Slovaquie comme pays européen et de culture chrétienne.

La crise migratoire de 2015 l’a conduit à s’opposer vivement aux quotas de migrants et, surtout, à exiger de l’Union européenne de n’accueillir que des migrants chrétiens. Son argumentaire est tantôt explicite, tantôt faussement ingénu.

Ainsi, il déclare : « La Slovaquie est un pays chrétien, et nous ne pouvons tolérer l’afflux de 300 000 ou 400 000 migrants musulmans qui vont commencer à construire des mosquées partout et essayer de changer la nature, la culture et les valeurs de notre pays » (propos rapportés par Ishaan Tharoor, Washington Post, 19 août 2015).

Ainsi, la Slovaquie se dit prête à accueillir 200 migrants chrétiens et non pas les 1 100 migrants, sans distinction religieuse, que l’UE souhaitait lui affecter. Ce type de discours permet-il d’en conclure que la Slovaquie participe d’un nouveau paradigme politique ?

Quelles orientations géopolitiques ?

Comment situer aujourd’hui la Slovaquie ? Tout d’abord, dans l’Union européenne.

Elle l’a intégré en 2004, lors de la grande vague d’élargissement à l’Est, a adopté l’euro dès le 28 novembre 2005, et s’apprête à la présider.

Toutefois, comme souvent s’agissant des pays d’Europe de l’Est, ce tropisme européen s’accompagne de l’intégration à l’OTAN dès 2004.

Même si Robert Fico a récemment exprimé des propos très critiques sur les interventions armées des membres de l’OTAN, qui sous-tendraient la crise migratoire : « Qui a bombardé la Libye ? Qui a créé des problèmes en Afrique du Nord ? La Slovaquie ? Non. »

D’autres éléments tendent à rattacher la Slovaquie à une Europe centrale qui retrouve progressivement une identité spécifique.

Tout d’abord, du point de vue économique, la présence d’un gazoduc fait du pays une pièce essentielle du grand pont énergétique entre la Russie et l’Occident.

D’un point de vue plus politique, le discours identitaire, l’affirmation de l’héritage culturel chrétien et l’opposition aux flux migratoires rapprochent la Slovaquie de la Hongrie et de la Pologne, ainsi que de la République tchèque dans le cadre du « groupe de Visegrád », mais tendent à l’éloigner des États plus occidentaux, Allemagne en tête.

La personnalité de Robert Fico incite à une comparaison avec le Hongrois Viktor Orban. Cette personnalisation du pouvoir pose la question de la fascination que la Russie de Vladimir Poutine peut exercer sur le pays, comme sur tous les autres de la région.

Ainsi que le rapporte Blaise Gauquelin dans Libération du 3 janvier 2016, « le Smer-SD est un parti social-démocrate fait pour un pays catholique et conservateur » , selon l’expression du ministre slovaque de la culture, Marek Madarič.

Les liens avec la Russie ne sont pas seulement politiques, voire idéologiques, mais constituent aussi un enjeu économique. Vladimir Poutine a annoncé vouloir cesser, à partir de 2019, d’alimenter l’Europe en gaz en passant par l’Ukraine.

Le gazoduc passant en Slovaquie risque donc de devenir un tube vide. Le 3 juillet 2015, Robert Fico a rencontré Vladimir Poutine pour proposer un projet alternatif, appelé « Eastring ».

Ce nouveau gazoduc passerait par la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et la Slovaquie et se raccorderait au projet de « Turkish Stream » contournant l’Ukraine.

Bratislava n’est pourtant pas strictement alignée sur Moscou. Les Slovaques ont promis d’approvisionner dans la limite de leurs capacités l’Ukraine en gaz, sans doute contre un droit de regard sur la Ruthénie ukrainienne, et accueille sur son sol un tourisme particulier : les maisons de retraites pour Allemands peu désireux de payer les prix exorbitants de ces établissements dans leur pays.

La Slovaquie cherche en fait à valoriser par tous les moyens sa place de pivot de l’Europe de l’Est, par un jeu d’équilibre des alliances, d’autant plus facile à jouer qu’elle peut invoquer son particularisme alternativement vis-à-vis de tous ses voisins, tout en ayant des point communs avec chacun d’eux.

À cette aune, et compte tenu de la faiblesse institutionnelle et géopolitique de l’UE, Bratislava n’a sans doute pas cessé d’occuper une place singulière sur l’échiquier européen !

Pour aller plus loin :

  • La Slovaquie, par Pavol Petruf, PUF, 2015, 128 p., 9 € ;
  • Histoire des Tchèques et des Slovaques par Antoine Marès, Perrin, 2004, 496 p., 11 € ;
  • Atlas des peuples d’Europe centrale, par André et Jean Sellier, La Découverte, 2014, 200 p., 39,90 €.