Mar 012018
 

Un « 6ème continent » à mieux protéger et mieux partager

CE11-3La plupart des grandes civilisations se sont développées sur les mers et les océans. Leurs flottes militaires et commerciales ont contribué autant à la circulation des idées qu’au développement des richesses.

Aujourd’hui, le secteur maritime représente 2,5% du PNB français et 69 milliards d’euros.

Il fait vivre directement plus de 300.000 salariés, bien davantage que le secteur bancaire ou l’industrie automobile.

Les espaces maritimes ont été organisés par la convention internationale (1) de 1982 qui ne semble plus adaptée aux enjeux de notre époque.

Le contrôle des eaux internationales, qui représentent 64% de la surface des océans et la moitié de celle du globe, a pris une importance nouvelle. Cette « terra incognita » excite de nouveaux appétits.

Etats et entreprises doivent donc intégrer cette géopolitique de la mer dans leurs stratégies de développement.

Certes, de nombreux accords internationaux ont déjà été signées pour mieux gérer la pêche, la biodiversité ou la sécurité, mais tout reste à faire pour organiser une gouvernance internationale efficace des espaces et des ressources encore quasi inexploitées qu’offre la haute mer.

 Bouleversements géopolitiques en haute mer

Une bonne part des transformations géopolitiques que connaît notre monde concerne les espaces maritimes.

Pour Christian Buchet, historien de la mer, universitaire et expert maritime au CNRS, qui a sorti récemment une Grande histoire vue de la mer, saluée par la critique, la première révolution douce est démographique.

En effet, en 2025, parmi les huit milliards d’habitants vivant sur la Terre, « 75% […] devraient s’établir sur une bande littorale de 75 kms de large » (2).

Et c’est naturellement de la mer que viendront la plupart des activités et des ressources nécessaires à leur vie.

Transports, communications, ressources énergétiques, ressources alimentaires, la mer peut désormais fournir ce que les espaces terrestres peinent aujourd’hui à produire, et avec un coût écologique très élevé.

Aussi, au moment où les « zones blanches » ont quasiment disparu des cartes terrestres, c’est aujourd’hui la mer qui offre de nouveaux espaces à explorer, à exploiter mais aussi à surveiller.

Ce véritable changement de paradigme va considérablement remettre en cause les équilibres géostratégiques anciens.

Aujourd’hui, le monde globalisé fait face à plusieurs problèmes majeurs dont les effets négatifs interagissent entre eux : d’une part une raréfaction annoncée de ressources traditionnellement prélevées dans le sous-sol (pétrole, gaz, charbon, matières premières classiques et rares…) et, d’autre part, des impasses environnementales aux évolutions très préoccupantes dont les conséquences, récurrentes et dramatiques, ne permettent plus de différer le traitement.

Or, au moment même où les multiples « prélèvements » semblent avoir atteint leurs limites, la mondialisation, ses nouveaux outils et ses nouveaux acteurs ont occasionné une frénésie énergivore nouvelle (3), une voracité inédite dans l’extraction des ressources du sous-sol et une explosion des besoins de transport.

L’exploitation des espaces maritimes semble pouvoir (devoir ?) apporter une réponse crédible aux besoins grandissants en matières premières et en énergies nouvelles qui soient à la fois propres et renouvelables.

Mais cette solution porte en elle les signes avant-coureurs d’un nouveau problème géopolitique majeur : celui de la propriété, ou de l’appropriation, des zones maritimes recélant ces ressources qui échappent encore à toute réglementation internationale structurante.

De même, la fonte régulière des glaces dans les zones polaires arctiques va-t-elle offrir de nouvelles voies maritimes intercontinentales plus rapides.

Ainsi, la disparition estivale de la banquise dans le passage canadien Nord-Ouest promet-elle un raccourcissement du trajet Europe-Asie de 8.000 kms, en évitant les canaux de Suez et de Panama.

Mais ces nouvelles routes ne s’ouvriront pas sans contraintes et sans risques inédits. Les spécificités de la navigation polaire imposent des restrictions calendaires dues aux états de la banquise et des conditions de navigation plus coûteuses (4) qui, selon de nombreux armateurs interrogés, pourraient neutraliser les économies permises par la réduction de la distance à parcourir.

Déjà les Etats riverains (5) défendent des positions politiques et commerciales contradictoires sur les droits de chacun à naviguer gratuitement au nom de la liberté de circulation (USA), sur la légitimité de percevoir un péage (Canada) ou d’imposer un accompagnement facturé (brise-glace de la Russie pour le passage Nord-Est).

La question va devenir d’autant plus sensible que d’importants gisements d’hydrocarbures, de gaz, de minerais divers dont les fameux nodules polymétalliques, ont été repérés, laissant présager d’autres frictions internationales dans la zone arctique.

Des accords et des institutions dépassés

Les règlementations en vigueur en haute mer ne correspondent plus aux évolutions actuelles du monde et à la place géostratégique primordiale que sont en train de prendre, souvent à travers des tensions et des crises, les espaces maritimes internationaux.

En effet, la convention de Montego Bay date de 35 ans et ne dit quasiment rien des eaux de cette « haute mer » qui, commençant à 200 milles nautiques des côtes, représentent la majeure partie des océans.

Si les règles sont claires concernant la gestion et l’exploitation par les Etats des « zones économiques exclusives » (ZEE) qui les concernent, rien – ou presque rien – n’est dit de la haute mer, sinon que les fonds marins échappent à toute appropriation et ne peuvent être utilisés qu’à « des fins exclusivement pacifiques » et exploitées « dans l’intérêt de l’humanité tout entière » !

Cette formulation dépassée, trop bien-pensante pour être utile, ne correspond plus aux intérêts géostratégiques et aux appétits violents suscités par le potentiel immense attribué aux espaces maritimes internationaux.

La coïncidence de ces nouveaux besoins stratégiques et du vide juridique qui les entoure est à l’origine de nombreuses turbulences géopolitiques.

Elle facilite d’abord la piraterie et les trafics en tous genres, particulièrement dans la mer de Chine méridionale, le Détroit de Malacca et le Golfe de Guinée.

Elle rend aussi possible la pratique illégale et excessive d’activités économiques, par ailleurs banales, comme la pêche hauturière ou la chasse aux cétacés, au risque d’épuiser rapidement les espèces et de menacer la biodiversité.

Mais, comme l’actualité en témoigne régulièrement, le plus grand risque est certainement la revendication agressive, manu militari, de nouveaux territoires marins inhabités, donc de nouvelles côtes et, partant, de nouvelles ZEE à exploiter et de nouveaux points d’observation stratégique.

L’exemple le plus révélateur de ce risque est certainement donné par les conflits qui se rallument régulièrement en mer de Chine méridionale.

Ils réunissent tous les ingrédients d’une explosion à venir sur fond de vide juridique et institutionnel.

Cette zone de trafic maritime intense concerne six Etats souverains (6) aux cultures et aux régimes politiques très différents.

C’est un espace de pêche vivrière et industrielle intense (7) qui recèle par ailleurs d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel. Enfin, la surveillance de cette « autoroute maritime » est une source irremplaçable d’informations commerciales et militaires pour les Etats riverains.

Depuis les années 1950, ce cocktail instable d’ambitions opposées ravive très régulièrement tensions et conflits, l’incident le plus récurrent consistant en l’invasion discrète suivie de l’aménagement et de l’occupation militaire de petits îlots rocheux inhabités.

Ainsi, en juillet 1968, Ferdinand Marcos annonça l’annexion par les Philippines de 53 îles de Kalayaan. En 1974, sur fond de prospection pétrolière prometteuse, la « batailles des îles Paracels » opposa la Chine au Sud-Viêt Nam qui en perdit le contrôle (8).

En 1977, les Philippines tentèrent un coup de force sur l’île de Itu Aba tenue par les Chinois de Taïwan.

En 1988, la Chine entreprit la conquête du récif de Johnson Sud aux Spratleys, récif pourtant situé dans la ZEE des Philippines.

Un incident particulièrement grave y fit, en une seule journée, plus de 200 morts dans les rangs chinois et vietnamiens.

Et en 1995, les Philippines découvrirent de nouvelles installations militaires chinoises sur les récifs Mischief situés dans leur propre ZEE…

Pour tenter de faire baisser ces tensions dangereuses, l’ASEAN (9) a été mandatée pour conduire des négociations entre la Chine et ses adversaires.

Un accord a minima portant sur une information mutuelle fut signé et… rapidement violé par la Chine et la Malaisie.

Repenser la gouvernance des océans

Aujourd’hui, il est devenu évident que la République populaire de Chine a décidé et planifié son expansion sur le domaine maritime international selon plusieurs directions.

D’abord, de très gros travaux ont permis d’augmenter considérablement la surface des îlots occupés et d’y installer des infrastructures militaires.

Par exemple, quatre bases ont été implantées sur des îles artificielles des Spratley et trois autres dans une ZEE revendiquée par les Philippines, constituant ainsi une nouvelle « Grande Muraille de Sable » …

Le gouvernement philippin a porté ce contentieux devant la Cour permanente d’Arbitrage de La Haye.

Son jugement de juillet 2015 est très explicite : la Chine n’a aucun droit à faire valoir sur ces annexions musclées.

Mais ni la RPC, ni Taïwan n’ont reconnu le jugement de la CPA, soulignant une nouvelle fois l’absence d’une règlementation et d’institutions adaptées à la prévention et au traitement de ces risques nouveaux.

Une nouvelle fois, les institutions régulatrices et les lois sont toujours en retard sur la réalité des situations.

La menace de nouveaux conflits, l’hypothèse de sous-utiliser ou d’épuiser trop vite les ressources prometteuses des fonds marins et le besoin urgent de sécuriser les échanges commerciaux par voie maritime, toutes ces questions nouvelles ont conduit la communauté internationale à poser les bases d’une négociation générale sur la haute mer dans le cadre des Nations Unies.

Les premières positions communes concernent le respect de la biodiversité, sujet certes important, mais certainement moins conflictuel que l’occupation militaire des îlots et la prospection des fonds marins.

Le 24 décembre 2017, 140 pays ont voté l’ouverture de négociations devant conduire à un traité concernant « une utilisation durable de la biodiversité » et le « partage des avantages » des ressources marines.

De fait, les enjeux politiques et économiques sont énormes. Les Etats comme les entreprises doivent intégrer ces évolutions dans leurs stratégies de développement.

De nouvelles techniques vont apparaître, de nouveaux métiers vont voir le jour, de nouveaux marchés vont se créer, de nouvelles synergies vont naître.

Plus que jamais, les entreprises vont devoir innover et anticiper, en intégrant pleinement les paramètres qu’impose désormais cette géopolitique de la mer.

Surtout, il est grand temps de trouver les formes nouvelles d’une « gouvernance partagée […] et d’une exploitation raisonnable de la mer » car, comme l’écrit encore Christian Buchet, « n’oublions pas que si [la mer] représente aujourd’hui l’avenir de la Terre, il n’y aura aucune chance de rattrapage et aucun océan de rechange ».

Sans commentaire…

Pour en savoir plus :

La grande histoire vue de la mer, par Christian Buchet, préface de Jean-Louis Étienne, Éditions Le Cherche Midi, Paris, 2017

1/ La « Convention internationale sur le droit de la mer » signée le 10/12/82 à Montego Bay, définit les différents espaces maritimes et précise les droits et devoirs des États concernant la navigation, l’exploitation et la protection du milieu marin.

2/ La grande histoire vue de la mer, op. cit., page 168.

3/ Selon le rapport « Click Clean », publié en janvier 2017 par Greenpeace, l’informatique et internet représentent aujourd’hui plus de 7% de la consommation mondiale d’électricité.

4/ La route de l’Arctique, objet de toutes les convoitises, S. Lupieri, Enjeux-Les Échos, 28/05/14.

5/ Russie, Norvège, Danemark/Groenland, Canada, États-Unis.

6/ République populaire de Chine, République de Chine, ViêtNam, Philippines, Malaisie, Brunei.

7/ La pêche en mer de Chine représente environ 10% du volume mondial.

8/ Voir : https://www.letemps.ch/monde/guerre-lombre-mer-chine-sud

9/ L’ASEAN a été fondée par cinq États, les Philippines, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et la Thaïlande. Ils seront suivis par le Brunei, le Viêt Nam, le Laos, le Myanmar et le Cambodge

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