Mai 262016
 

La paix intérieure reste toujours fragile…

La notion de guerre renvoie, tant sur le plan historique que juridique, à une confrontation entre États. Le droit international ne reconnaît d’ailleurs que la guerre interétatique, la guerre civile étant qualifiée de « conflit armé ».

Cette approche mérite examen. En premier lieu parce que la distinction entre guerre « interne » et « externe » n’est pas toujours aisée. Il est rare que les belligérants d’une guerre civile ne fassent pas appel, dès qu’ils le peuvent, à une puissance étrangère.

Tandis qu’un conflit interétatique tel que les deux guerres mondiales a pu être qualifié à juste titre de « guerre civile européenne » embrasant le continent de 1914 à 1945 (Ernst Nolte, 1989). Par ailleurs, la guerre civile – « guerre totale » par excellence – n’est pas moins destructrice que la guerre classique.

Avec plus de 5 millions de victimes, la guerre civile russe (1917-1921) et la deuxième guerre du Congo (1998-2003) sont parmi les conflits les plus meurtriers de l’histoire. La revue de géopolitique Conflits (2e trimestre 2016) se penche sur ce sujet d’actualité.

La menace terroriste islamiste ne voit-elle pas, au dire même des autorités, « la France en guerre » contre un « ennemi de l’intérieur »?

Pourquoi la guerre civile ? Son événement déclencheur apparaît souvent bénin dans le tumulte des événements du moment, tandis que son déroulement suscite un degré de violence inouïe, faisant basculer les populations dans une brutalité voire une barbarie inimaginables en temps de paix.

A priori irrationnel, il n’est pas étonnant que le caractère de la guerre civile ait été le mieux appréhendé par un dramaturge. À savoir Henry de Montherlant, dont la pièce de théâtre éponyme (1957) est éclairante : « Je suis la Guerre civile, je suis la bonne guerre, celle où l’on sait pourquoi l’on tue et qui l’on tue […] Je suis le feu qui avance et qui brûle, et qui éclaire en brûlant. » Destructrice, la guerre civile est en effet également fondatrice.

Phénoménologie de la guerre civile

« Affrontement durable entre des groupes ennemis au sein d’un même État », ainsi que la définit Frédéric Laupis dans la revue Conflits, la guerre civile « suppose deux conditions : que l’État ait perdu le monopole de la violence physique légitime, que les groupes opposés s’identifient réciproquement comme ennemis. Cette deuxième condition justifie l’emploi du mot guerre : ici demeure un attribut essentiel de la guerre, l’affrontement armé entre deux groupes » – soit ce que Cicéron nommait « un débat qui se vide par la force ».

Une formule que précise Pascal Gauchon, toujours dans Conflits.

Premièrement, « la guerre civile n’a rien de civil » car « la brutalisation est portée à son maximum, les bornes de la violence sont déplacées, c’est son voisin que l’on tue avec d’autant plus de haine qu’il est à la fois proche et étranger » (le centre de données Correlates of War ne parle d’ailleurs de guerre civile que si le nombre de morts atteint le chiffre de 1 000 par an).

Deuxièmement, « la guerre civile n’est pas une simple guerre intérieure » : elle est le champ d’intervention privilégié de puissances étrangères. Régionales parfois, et donc directement intéressées au conflit, mais pas toujours : la guerre froide a ainsi été une période propice à l’internationalisation des conflits dits de « basse intensité ».

Selon Patrick M. Regan (Civil Wars and Foreign Powers, University of Michigan Press, 2000), les deux tiers des quelque 138 conflits internes recensés depuis 1945 ont fait l’objet d’interventions internationales (dont 35 par les États-Unis), contribuant à faire durer les guerres civiles : « leur durée moyenne a été de quatre ans depuis la Seconde Guerre mondiale, contre six mois dans la période 1900-1944 ».

La difficulté aujourd’hui tient au fait que « les guerres civiles tendent à se multiplier, à devenir de plus en plus meurtrières, à peser davantage encore sur le cours des relations internationales, et à provoquer des interventions relativement ordonnées durant la bipolarité, extraordinairement complexes aujourd’hui », explique Bertrand Badie, professeur à Sciences Po (Le Monde, 19/06/2013). En d’autres termes, ces formes conflictuelles sont non seulement tragiques pour les populations concernées, mais deviennent un vrai cauchemar de nos relations internationales contemporaines, irréductible aux paramètres classiques de régulation. »

Enfin, la guerre civile « concerne aussi les territoires occupés ou colonisés » selon Pascal Gauchon, qui rappelle que la guerre d’Algérie fut aussi une guerre civile entre Algériens, de même que la guerre d’indépendance américaine entre sujets britanniques, puisque « environ un quart des habitants des 13 colonies d’Amérique restèrent fidèles au roi d’Angleterre, combattirent pour lui avant d’être expulsés après leur défaite, leurs biens confisqués, leur mémoire bannie du ‘roman national’ américain ».

Moralité que souligne par ailleurs Gérard Chaliand, toujours dans Conflits : « Il n’est rien de pire qu’être vaincu, sinon être vaincu dans une guerre civile ».

Phénomène global, causes locales

Selon Jean-Pierre Deriennic (Les guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2013), 500 millions de personnes vivaient en situation de guerre civile en 1999 et deux milliards – soit un tiers de l’humanité – dans un pays où la guerre civile constitue un risque ou un problème sérieux.

L’Afrique concentre aujourd’hui bon nombre de ces conflits, tant au Maghreb (Tunisie, Libye et Égypte – Sinaï – depuis 2011) qu’au coeur du continent : Cabinda (depuis 1975), Somalie (1991), Ogaden (1995), Darfour (2003), Kivu et delta du Niger (2004), Nord-Nigeria (2009), Sud Soudan (2011), Mali et Centrafrique (2012), etc.

Sans compter les nombreux pays ayant connu une guerre civile importante depuis leur indépendance, et qui peut renaître à tout moment (Algérie, Tchad, Angola, Liberia, Côte d’Ivoire, Zimbabwe…).

Le Proche-Orient n’est pas en reste avec bien sûr l’Irak (depuis 2003) et la Syrie (2011), mais aussi la Turquie toujours confrontée à la question kurde (depuis 1984) et le Yémen (2004).

Plus à l’Est, on peut relever le Karabakh (conflit réactivé en 2014), l’Afghanistan (depuis 1978) et les zones tribales à cheval sur le Pakistan (2014), mais aussi le Baloutchistan (1948), le Cachemire (1984), la Chine avec la révolte du Xinjiang (1955), l’Inde (insurrections naxalites, depuis 1967), la Birmanie (1948), le Sud de la Thaïlande (1960), les Philippines (1969) et enfin l’Indonésie (mouvement séparatiste de Papouasie, actif depuis 1962).

Le continent américain n’est pas épargné avec une guerre civile toujours en cours en Colombie (depuis 1961), au Pérou (1980), au Honduras (2009) et désormais au Mexique (face aux cartels de la drogue, 2016).

Enfin en Europe et à ses marges, si la situation dans les Balkans et en Irlande du Nord reste toujours tendue, c’est dans le Caucase (depuis 2000) et le Donbass ukrainien (2014) que les conflits restent les plus actifs.

Les facteurs de fragmentation des États et d’exacerbation des divisions du corps social sont nombreux. Des communautés peuvent se constituer et se reconnaître antagonistes pour des raisons économiques et sociales (la « lutte des classes »), religieuses, ethniques et nationales, ou encore politiques et idéologiques.

Chaque situation s’inscrit bien évidemment dans une histoire, un contexte et un environnement singuliers.

Reste que des chercheurs anglo-saxons comme Paul Collier, Anke Hoeffler ou encore David Keen ont pu voir dans le « ressentiment » et la « cupidité » les deux moteurs principaux du déclenchement du processus d’affrontement.

Tandis que Pascal Gauchon décrypte la montée aux extrêmes comme une logique implacable en quatre temps. Une phase d’« illusion » (celle du statu quo ou de la « fraternisation » entre pieds-noirs et musulmans d’Algérie encore en mai 1958, par exemple), à laquelle succède l’« exacerbation », qui voit les différences s’accentuer et devenir des divisions : « Elles peuvent être aggravées par une crise économique et politique, ou encore provoquées par l’apparition d’une nouvelle religion, d’une nouvelle idéologie ou de nouvelles communautés ethniques ».

Suit le temps de la « peur » face à la modification des rapports de force internes ou au jeu des puissances (« au Liban, en Irlande du Nord, au Kosovo, le différentiel de croissance démographique affaiblit et inquiète les chrétiens, les protestants, les Serbes »).

Il faut enfin une phase de « cristallisation » pour voir converger ces différents clivages et déboucher sur la formation d’au moins deux camps antagonistes à partir de groupes initialement plus hétérogènes.

« Telle est justement la situation que les terroristes s’efforcent de provoquer et voilà l’enjeu actuel pour la France. »

Violence et territoires

Si « les affrontements de classe, qui jouaient un rôle essentiel dans les guerres civiles du passé (dans la Grèce antique, pendant toutes les jacqueries du Moyen Âge, à l’époque du socialisme révolutionnaire et du communisme), ne semblent plus aussi importants au XXIe siècle », c’est qu’avec la mondialisation, paradoxalement, les facteurs identitaires ont supplanté les facteurs économiques – même s’ils ne s’excluent pas toujours.

Le réveil islamiste s’inscrit indubitablement dans ce mouvement (cf. note CLES n°183, Géopolitique des islamismes, 31/03/2016), ayant engagé une forme de « guerre civile mondiale » jusqu’au coeur des vieilles nations occidentales.

Ce qui se joue, comme toujours, c’est l’emprise qu’espère ou peut exercer la « minorité agissante » d’une communauté face à une autre. Emprise mentale et psychologique qui s’appuie toujours sur une emprise territoriale. En ce sens, Molenbeek et le Bataclan ne forment qu’un même continuum.

Reste à espérer qu’il ne s’agisse pas de prémices.

Pour aller plus loin :

  • « La guerre civile », dossier de Conflits, n°9, avril-mai-juin 2016, 82 p., 9,90 € ;
  • « Les guerres civiles sont malheureusement des guerres d’avenir », entretien avec Bertrand Badie, Le Monde, 19/06/2013 ;
  • « Qui est l’ennemi ? », VIes Assises nationales de la recherche stratégique, in revue Défense, n°178, janvier-février 2016, 65 p., 12 €.