Fév 142019
 

Choc sino-américain autour de l’Internet du futur

CLES223-1Ceux qui pensaient que la promesse de la 5G n’annonçait qu’un progrès de plus dans les télécommunications – avec, pour chacun d’entre nous, des téléphones portables et des tablettes plus rapides et plus performantes – vont devoir réviser leurs fondamentaux.
Cette technologie aux implications multiformes va tout simplement bouleverser notre rapport au monde et aux objets qui nous entourent…

Non sans se trouver, d’ores et déjà, au coeur d’un conflit géopolitique majeur entre la Chine et les Etats-Unis. 

L’affaire, révélée au grand public par l’interpellation, le 1er décembre dernier, de la chinoise Meng Wanzhou, fille du fondateur d’Huawei, premier équipementier télécoms mondial et numéro deux sur le marché des smartphones, dépasse en effet largement le cadre juridique, sur fond de violation par la Chine des sanctions contre l’Iran, l’un des prétextes invoqués pour justifier son arrestation… 

La vérité est que, dans le domaine de la 5G – pour « réseau de cinquième génération » – la Chine a pris une avance substantielle sur les Etats-Unis et l’Occident en général.

Et que cette même 5G est en passe de devenir l’un des leviers-clés pour gagner non seulement les guerres commerciales…

Mais aussi et surtout les guerres tout court !

 Quelques repères pour commencer. Contrairement à la 3G (apparue en 2000) et à la 4G (développée à partir de 2013), la 5G ne vise pas seulement à augmenter la vitesse de connexion de l’Internet mobile.

Son but est de servir d’interface entre tous les objets connectés que nous utilisons déjà et qui ont vocation à se généraliser (20 milliards estimés en 2020, plus du double en 2030).

A terme, la 5G devrait même rendre obsolètes les équipements internet fixes. Son secret : le recours aux ondes dites millimétriques (déjà utilisées pour les scanners médicaux ou les liaisons satellites et dont la fréquence est comprise entre 30 et 300 GH).

Une technologie qui devrait autoriser des débits dépassant les 10 Gigabits/seconde, soit entre 14 et 20 fois plus que l’actuelle 4G.

Avantages : la masse énorme de données absorbables, un temps de latence ramené à moins d’une milliseconde (essentiel, par exemple, pour l’automobile autonome !) et, plus inattendu, une baisse très sensible de la consommation d’énergie.

Principaux inconvénients : une multiplication considérable des émetteurs et des relais qui exposeront en permanence les populations aux champs électro-magnétiques des radiofréquences…

Et un risque accru de captation des données personnelles, évoqué depuis longtemps mais que viennent de mettre en lumière des chercheurs de plusieurs grandes universités européennes (rapport disponible ici).

Derrière le coup de semonce américain, la crainte d’une suprématie chinoise… 

Cette question de la sécurité est évidemment la vraie raison de la décision américaine de bloquer la pénétration du marché américain par Huawei, leader mondial de la 5G.

Comme souvent, l’accusation d’avoir contourné l’embargo contre l’Iran en faisant transiter clandestinement 100 millions de dollars via les Etats-Unis au moyen d’une filiale déguisée, n’est qu’un levier juridique. 

Parmi les 23 chefs d’inculpation dévoilés le 28 janvier dernier par le Département de la justice américain (DOJ) à l’encontre de la multinationale chinoise, les 10 n’ayant pas trait à l’Iran sont ceux qui reflètent le mieux l’inquiétude des Etats-Unis : tous concernent des faits concrets d’espionnage industriel à très grande échelle. 

Parmi les plus graves : le vol pur et simple d’une technologie ultra-sensible mise au point par T-Mobile USA, filiale de l’opérateur allemand Deutsche Telekom, pour le robot « Tappy », destiné à tester les smartphones en imitant l’action des doigts humains sur un écran de portable…

Autant dire que la décision prise en 2012 par le Congrès d’exclure les équipements Huawei des appels d’offre gouvernementaux n’a pas été suffisante, le géant chinois ayant, apparemment, trouvé d’autres « portes secrètes » pour faire son marché ! 

Dans son éditorial du Point du 7 février, l’économiste Nicolas Baverez cadre parfaitement le sujet : « La guerre commerciale engagée par Donald Trump a pour enjeu réel Ia technologie.
Elle est la clé de la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine qui décidera du destin du XXI° siècle.
Dans cette rivalité ouverte, la nouvelle génération de réseaux mobiles, dite 5G, occupe une place centrale en permettant la transmission continue et instantanée des données, qui est la condition indispensable pour les applications d’intelligence artificielle: industrie 4.0, Internet des objets, véhicules autonomes, soins médicaux et enseignement en ligne, drones, robotisation des champs de bataille »
. 

Mais ce n’est pas tout. Les Américains semblent avoir subitement pris la mesure de la redoutable efficacité du « total-capitalisme chinois » (dixit Baverez), un phénomène dont ils n’avaient pas, d’emblée, saisi la logique – par exemple, quand, sous Bill Clinton, ils avaient parrainé l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce. 

L’alliance du « total-capitalisme » et de l’intelligence artificielle

En germe depuis les réformes de Deng Xiaoping (architecte de l’ouverture au monde de la Chine post-maoïste, aux manettes entre 1978 et 1992), ce modèle économique a atteint sa maturité depuis une dizaine d’années.

Il se caractérise par un total soutien offert par l’Etat aux entreprises privées…

En l’échange de leur collaboration sans faille avec l’appareil policier et le monde du renseignement !

Protection du marché intérieur, appui massif à l’exportation par les banques, budgets conséquents de recherche-développement : dans tous ces domaines, les Etats-Unis ne sont pas non plus les derniers, et parfois même les tous premiers.

En revanche, dans quel autre pays que la Chine les personnes privées sont-elles forcées de collaborer avec l’appareil sécuritaire pour gagner la guerre économique ?

Dans son éditorial du Point, Nicolas Baverez insiste à juste titre sur l’article 7 de la loi chinoise de 2017 sur le renseignement, « qui oblige les citoyens et les entreprises à coopérer avec les services de renseignement chinois et leur interdit de divulguer l’existence de ces échanges »

En Chine, insiste un patron français basé dans le Guangdong, cité par Le Figaro du 6 février, « les entreprises privées doivent être bien avec le gouvernement pour réussir. Et aucune loi n’empêche les autorités de puiser dans leurs données »

D’où la conclusion très directe de Baverez : « La constitution d’un monopole technologique chinois représente une menace mortelle pour la liberté politique en réalisant l’alliance du total-capitalisme et de l’intelligence artificielle » 

Vers une course acharnée aux applications militaires

De tous les secteurs subissant l’impact de la 5G, le militaire est assurément le plus sensible.

Donc celui qui inquiète le plus les Américains, mais aussi l’ensemble des occidentaux qui ne peuvent se permettre de laisser à d’autres qu’eux-mêmes le soin de gérer l’interconnection de leurs équipements.

Dans le grand dossier du Figaro publié le 6 février à propos du contentieux sino-américain, Alain Barluet illustre de manière frappante l’utilisation de la 5G dans les conflits à venir.

Prenant l’exemple, parmi beaucoup d’autres, d’une section de fantassins en opération dans la jungle, il en décrit le fonctionnement : « Chaque soldat progresse dans un enchevêtrement naturel à une centaine de mètres de l’autre.
Une montre intelligente permet à chaque membre du groupe de suivre instantanément la position de ses camarades.
Dans cette manoeuvre, pas de positionnement par satellite, la réception pouvant être instable sous l’épaisse canopée.
Soudain, c’est l’embuscade, le groupe est pris à partie, les coups de feu claquent.
L’un des militaires, touché à l’abdomen, perd rapidement conscience.
Aussitôt les senseurs qu’il porte sous son treillis entrent en action: sa tension est prise, une ceinture se gonfle automatiquement autour de son ventre pour comprimer la blessure et un boîtier lui administre de façon autonome une dose d’adrénaline.
Dans le même temps, un message est parvenu, sans intervention humaine, pour appeler à la rescousse un hélicoptère qui évacuera le blessé.
Dans le même temps, des drones terrestres autodirigés convergent pour sécuriser la zone. » 

Imagine-t-on ce qui se passerait si une ou plusieurs failles de sécurité permettaient à un intrus de subvertir le processus ?

C’est sans doute en pensant à cela que les gouvernements européens, par ailleurs en conflit avec Washington sur plus d’un dossier commercial, n’ont guère fait de difficultés pour épouser ses arguements.

Lesquels pourraient d’ailleurs s’appliquer, s’agissant de la France, à la prise de contrôle d’Alstom par General Electric, qui offre aux Etats-Unis plus d’une occasion d’interférer dans notre souveraineté nucléaire ! 

D’ordinaire plus modéré, le vice-président de la Commission européenne en charge du numérique, l’estonien Andrus Ansip a ainsi mis en garde, le 29 janvier dernier, contre « la nouvelle loi sur le renseignement national chinois qui crée le risque de voir les composants Huawei comporter des portes dérobées, des programmes malveillants et des micropuces permettant un accès à distance aux dispositifs d’information et de communication où ils sont déployés « .

Et le lendemain, Bruxelles annonçait travailler sur un nouveau système de certification des équipements de communication incluant la 5G…

Si la guerre n’est pas gagnée, nul doute que la mobilisation s’accélère !

Pour aller plus loin :

  • Les réseaux, l’ère des réseaux cloud et de la 5G, par Guy Pujolle, Eyrolles, neuvième édition, 2018 ;
  • Le rapport du Congrès américain sur « Le potentiel intrusif des routeurs chinois », disponible ici ;
  • Paul Clifford,The China Paradox. At the Front Line of Economic Transformation, De Gruyter, 2017.

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