« Agriculture et géopolitique sont deux maîtres mots que l’histoire conjugue en permanence. Pourtant, agriculture et alimentation sont généralement considérées à l’aune de l’économie ou de l’agronomie », annonce d’emblée la rédaction de la revue Déméter dans un numéro consacré aux enjeux de l’agriculture au XXIe siècle. Secteur à proprement parler vital en ce qu’il permet à l’homme de se nourrir, l’agriculture s’inscrit « sur des territoires (géo) et se retrouve au cœur de stratégies de puissance et/ou de rivalités de pouvoir (politique) ». Elle est l’un des paramètres structurants des relations internationales, même si elle est rarement perçue comme telle. Accès aux terres et à l’eau, répartition des richesses, risques environnementaux, crise économique et spéculation : l’agriculture est pourtant au centre de très nombreuses problématiques géopolitiques contemporaines. La raréfaction des ressources et l’évolution de la consommation à l’échelle mondiale engendrent plus que jamais tensions et hostilités autour de la question agricole, indissociable de celle des grands espaces nationaux. Quelle est la géographie agricole mondiale ? À quelles logiques politiques obéit-elle ?
Pas d’analyse géopolitique sans carte ! Difficile en effet d’aborder des champs de confrontation en l’absence d’une vision cartographique d’ensemble. Or, que nous apprend la lecture des cartes ?
Une géographie agricole très inégale
Le premier enseignement des cartes est que la disponibilité des terres et leur mode d’exploitation à l’échelle planétaire diffèrent sensiblement d’un pays ou d’une région à l’autre. Sans surprise, les zones d’agriculture intensive, c’est-à-dire à très forte rentabilité et bénéficiant de l’apport des nouvelles technologies, sont principalement situées dans les pays développés du Nord, tandis que celles d’agriculture extensive (les grands espaces) se trouvent principalement en Australie et en Amérique latine. Notons que les États-Unis sont l’un des très rares pays à mixer agriculture intensive et extensive. Les cultures vivrières destinées à une consommation locale sont, quant à elles, essentiellement africaines et asiatiques.
Le second enseignement est la faible proportion des terres émergées cultivées : environ 22 % à l’échelle de la planète. Sachant que seules 3 % d’entre-elles sont considérées comme étant « à fertilité élevée ». On estime en outre que les surfaces arables non exploitées sont situées à plus de 90 % en Afrique et en Amérique latine, faute d’aménagements (comme le terrassement en zones pentues par exemple) et d’accès à l’eau douce, indispensable à l’irrigation des cultures. Il n’en reste pas moins que l’écrasante majorité des terres émergées n’est pas cultivable, principalement pour des raisons climatiques (42 %) ou topographiques (17 %).
La dernière leçon de nature cartographique tient au recul de la surface cultivable. Si la surface agricole utile a fortement augmenté (+9 %) entre les années 1960 et 1990, elle décroît aujourd’hui chaque année de 30 millions d’hectares – soit la superficie de l’Italie ! Certes, il s’agit là d’une estimation haute. Mais elle reflète l’enjeu qu’est devenue la disponibilité de terres fertiles. En cause : la pollution, l’épuisement des sols, le changement climatique et l’urbanisation. Ainsi, en Inde, la superficie moyenne des exploitations est aujourd’hui de moins de 1,4 hectare contre 2,6 hectares en 1960. Une tendance que l’on retrouve dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique. Et qui n’a rien à voir avec la concentration des exploitations observée dans les pays du Nord. Conséquence de cette géographie agricole : une pression croissante sur l’accès aux terres disponibles et à l’eau. Cette dernière est d’autant plus vitale qu’elle ne permet pas seulement d’accroître la superficie cultivée, mais également les rendements. La guerre pour l’eau si souvent évoquée n’est pas une vue de l’esprit (cf. note CLES « Pour une géopolitique de l’eau« , entretien avec Franck Galland, HS n°2, 12/2010). Ces tensions sont directement liées à l’agriculture, à l’alimentation des populations et/ou aux politiques commerciales agroalimentaires. Loin d’être un problème isolé, ou cantonné à l’alimentation des centres urbains, l’accès à l’eau est en effet, et avant tout, une question de nature agricole.
Un enjeu majeur du commerce mondial
De ce panorama géographique découlent des rapports de force politiques. Les États nord-américains et européens dominent très largement tant l’économie agroalimentaire que son environnement réglementaire – à travers l’établissement des standards internationaux qui régissent les échanges agricoles. La France reste l’un des premiers producteurs et exportateurs agricole mondiaux. Le bras de fer qui oppose pays développés et émergents passe aussi par l’affirmation de la puissance agricole.
Le groupe des CAIRNS (Amérique latine, Australie, Afrique du Sud et Asie du Sud-Est) défend une approche libérale de l’agriculture et conteste les politiques agricoles américaines et européennes. Cette controverse a trouvé un écho favorable au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui, avec l’appui du FMI et de la Banque mondiale, s’était fixé dans les années 2000 pour objectif d’améliorer l’accès aux marchés des pays riches pour les produits agricoles des pays en développement. À travers le Cycle de Doha, l’OMC se fait le chantre d’un libéralisme prétendument salvateur. Elle prône la fin de tout protectionnisme en matière agricole au motif qu’il « procurerait in fi ne moins de gains économiques qu’une situation de libre-échange », explique l’économiste Thierry Pouch dans le numéro spécial de Déméter. Le Cycle s’achève en 2006 sur un constat d’échec et un paradoxe apparent, les grandes puissances agricoles – si libérales par ailleurs – refusant de réviser substantiellement leurs barrières douanières et les subventions consenties à leurs paysans. Comme quoi, en matière agricole, le libéralisme économique est à géographie variable !
Le prix des céréales (millet, maïs, blé, riz…) connaît une hausse constante ces dernières années. Or, ce sont les céréales qui mobilisent plus de 55 % des terres cultivées dans le monde et qui assurent la fameuse « sécurité alimentaire »(cf. note CLES n°63, 12/04/2012). Quatre raisons sont à l’origine de cette tendance haussière : l’augmentation de la population mondiale et donc de la demande, la consommation grandissante de viande et de produits laitiers dans les pays émergents (Inde et Chine en tête), la spéculation financière et enfin l’utilisation des terres fertiles pour les biocarburants. D’origine végétale (canne à sucre, maïs, betterave, etc.), ces derniers se veulent une réponse à la hausse du prix du pétrole et à des préoccupations environnementales. Il en résulte néanmoins des impacts socio-économiques fortement négatifs. Plus rentable que les cultures vivrières, le développement de la canne à sucre ou du maïs pour la production de l’ »or vert » au Brésil ou au Mexique est « accompagné de confiscation de la terre, de déplacements de populations vulnérables privées de leur moyen de subsistance et d’une flambée locale des prix des denrées alimentaires puisqu’elles viennent à se raréfier » (cf. CLES n°63 précitée).
« Depuis le milieu de la décennie quatre-vingts, on savait que les conflits inter-étatiques porteraient de plus en plus sur l’économie, sur la monnaie et sur la finance. Avec l’entrée de l’agriculture dans la dynamique de la mondialisation, ces conflits se sont élargis à l’agriculture et l’alimentation », analyse Thierry Pouch. Il convient dès lors de s’interroger sur la portée de la question agricole dans les relations internationales futures.
Combiner production agricole, puissance et environnement
La plupart des études s’accordent sur le fait que les superficies cultivables seraient suffisantes pour assurer la subsistance de la population mondiale. Elles insistent cependant sur la nécessité de valoriser durablement les terres cultivables. L’une des réponses tient à la mise en place de « politiques publiques appropriées de prix agricoles, d’accès à la terre et de recherche-développement orientées vers les besoins et les possibilités des producteurs pauvres », comme le préconise le centre d’études et de prospective du ministère français de l’alimentation et de l’agriculture. Ce qui nécessite une réflexion « quant au mode de développement agricole international qui sera privilégié » à l’avenir.
Si « les questions cruciales à ce sujet ont trait à la manière dont les humains mobilisent les ressources », les réponses qui en découlent passent nécessairement par des « politiques d’organisation économique et sociale » nouvelles, conclut le rapport du Ministère de l’agriculture. En matière agricole comme ailleurs, pourrait-on arguer ! Car dans ce domaine aussi, les questions ouvertes sont plus nombreuses que les réponses. Et elles sont de nature éminemment géopolitique. La revue Déméter en soulève quelques-unes : « Les pays développés vont-ils oser remettre leurs agricultures au cœur de leurs politiques de puissance, alors que leur domination décline ? Quelles réponses politiques les pouvoirs publics vont-ils apporter à l’atomisation des formes d’exploitation en agriculture, s’ils veulent intégrer socialement des milliards de paysans ? Jusqu’où la financiarisation du secteur agricole peut-elle aller sans menacer davantage la sécurité alimentaire mondiale ? Faute de leadership […] étatique, la toile des dynamiques agricoles et alimentaires sera-t-elle exclusivement tissée par les stratégies des grandes firmes privées multinationales ?… ».
Cependant, le potentiel de catastrophe de cette approche politique et marchande n’est pas mince. Car derrière les logiques de marchés et de puissance se pose la question de l’avenir de millions d’êtres humains dont la terre est l’unique source de nourriture quotidienne, loin des préoccupations de « politiques d’organisations » qu’ils peuvent dans de nombreux cas de figure redouter. A ce stade, on ne peut que constater avec Thierry Pouch que « la gouvernance mondiale de l’agriculture est encore loin d’être construite ». L’heure est néanmoins au temps de crise… « qui nous rappelle toute la distance qui nous sépare de ce que la philosophe Hannah Arendt nommait un ‘monde commun’. »
- Agriculture et alimentation – Des champs géopolitiques de confrontation au XXIe siècle, sous la direction de Sébastien Abis et Pierre Blanc, Cahier Déméter n°13, 157 p., 9,48 € ;
- Terres cultivables non cultivées, par le centre d’études et de prospective, Note d’analyse n°18, ministère de l’alimentation, de l’agriculture et de la pêche.