Jan 092020
 

Un entretien avec Jean-Marc Huissoud

CLESHS92-1

Jean-Marc Huissoud. Directeur du Festival de géopolitique de Grenoble, professeur associé à Grenoble Ecole de Management.

La géopolitique, tout le monde en parle, mais qui sait précisément en définir le champ, les limites, et surtout le bon usage ? 

Directeur du Festival de géopolitique de Grenoble, professeur à GEM, auteur de nombreux ouvrages sur ce thème, mais aussi et surtout en charge de la coordination des programmes d’enseignements géopolitiques de l’Ecole, Jean Marc Huissoud était l’homme idoine pour remettre de l’ordre dans un concept trop souvent ramené à sa dimension stratégique et militaire.

En prélude au douzième Festival de géopolitique qui, du 25 au 28 mars prochains, traitera des (r)évolutions numériques, il montre combien cet évènement, tout en restant fidèle à sa vocation, évolue à l’unisson des grandes questions que se posent les citoyens et qui structurent le débat public. 

CLESHS92-2En bientôt douze ans de Festival, quel bilan tirez-vous de l’évènement ? 

Le succès parle pour nous. Grâce au Festival, nous avons installé l’Ecole au carrefour de nouveaux besoins.

Pas seulement ceux de nos étudiants, mais ceux de la société tout entière qui, à travers la géopolitique, s’interroge sur l’interaction de nombreux phénomènes, non seulement militaires et stratégiques, mais aussi politiques, économiques, sociétaux, institutionnels, dont la prise en compte est désormais indispensable au débat public. 

Le thème du prochain Festival, du 25 au 28 mars prochain, correspond parfaitement à ce cahier des charges : nous débattrons en effet des « (r)évolutions numériques », sujet pluridisciplinaire s’il en est puisqu’il impacte aussi bien les relations entre les Etats que la gouvernance entrepreneuriale ou les rapports entre citoyenneté et consommation. Sans parler de la création de nouvelles chaînes de valeurs.

Dresser le bilan des quarante années de déploiement digital que nous venons de vivre et tenter d’en tracer les perspectives, voilà typiquement un sujet indispensable à la formation de nos étudiants, mais aussi à la plupart d’entre nous.

Qui n’a pas conscience que la révolution technologique actuelle ne constitue pas seulement une couche supplémentaire dans l’expérience humaine, mais bel et bien une modification en profondeur de notre rapport au monde ? 

Echanger sur ces questions est d’autant plus important qu’elles suscitent beaucoup de fantasmes, mais aussi beaucoup d’espoirs – à nous de déterminer s’ils sont fondés ou non – et un certain nombre de raccourcis issus de discours que je qualifierais, pour résumer, d’hyperspécialisés, comme celui des ingénieurs ou celui des entreprises, ou au contraire, de globalisants – comme le discours écologique.

C’est vous dire qu’en douze ans, le festival a beaucoup évolué, sur le fond comme sur la forme.

Progressivement, nous avons précisé l’étendue du champ géopolitique en partant des thématiques les plus classiques comme « Guerre et intelligence économique » (notre première édition en 2009) ou « Les pays émergents changent le monde » (2012) pour arriver à des sujets plus transversaux comme  »

A quoi servent les frontières ? » (2015) ou encore « Le pouvoir des villes » (2017).

Surtout, nous avons cherché à diversifier les approches et les sources d’expertise en faisant appel, en sus des universitaires, à des praticiens reconnus, qu’ils soient chefs d’entreprise ou représentants du milieu associatif.

Ce qui a contribué à créer de nouvelles synergies et, logiquement, à diversifier notre public en lui proposant d’accéder à de nouvelles sources d’informations.

En fait, c’est ce que nous voulions dès le départ, mais il a fallu quelques années pour installer notre légitimité, en dépassant l’apparente dichotomie entre les deux termes de « festival » (qui suggère « festif ») et celui de « géopolitique » (réputé plus sérieux).

CLESHS92-3Aujourd’hui, cette association s’est imposée comme évidente, fonde notre identité et fédère notre public. 

Justement, comment le définiriez-vous, ce public ? 

Il reste, et c’est bien normal, majoritairement étudiant, à hauteur d’environ 65%.

Et cela changera d’autant moins que, comme vous le savez, la réforme des lycées entrée en vigueur en 2019 a introduit la géopolitique dans les programmes de Première et de Terminale.

En même temps, le fait d’avoir invité à s’exprimer des non-universitaires suscite chaque année un intérêt croissant de la part de milieux très différents, soucieux de recueillir une information de haut niveau.

Le monde du renseignement, par exemple, est de plus en plus présent – ce qui est la preuve de la qualité de nos échanges – mais aussi la presse, dont l’intérêt pour nous ne cesse de s’accentuer.

Les médias locaux, présents dès le départ de l’aventure, sont aujourd’hui rejoints par des représentants de la presse nationale et même européenne.

Le détail n’a l’air de rien, mais dans un pays aussi centralisé que la France, où la tradition veut que tout ce qui compte ait lieu à Paris, cette appétence pour Grenoble n’est pas une mince satisfaction.

En quelques années, nous sommes réellement devenus incontournables et beaucoup de nos intervenants considèrent leur présence au Festival comme un élément important de leur propre notoriété.

La géopolitique elle-même évolue et le Festival de Grenoble constitue un observatoire privilégié de ces changements. Comment définiriez-vous aujourd’hui cette discipline ?

La première chose à retenir est qu’elle est en expansion.

Quand le Festival a été lancé, la revue Hérodote avait déjà largement contribué à son désenclavement dans le monde universitaire et intellectuel au sens large, mais il faut bien reconnaître qu’aux yeux du grand public, la géopolitique restait une matière largement confidentielle.

Celle qu’on étudiait voici encore une quinzaine d’années dans les classes prépa n’était au fond rien d’autre que de la géographie politique et/ou économique, au sens classique.

Aujourd’hui, la discipline a débordé le champ universitaire et gagné la sphère de l’entreprise, mais son problème est qu’elle recouvre infiniment de domaines et, je dirais, d’intentionnalités différentes.

Dans l’introduction de son livre, Les grands théoriciens de la géopolitique (PUF, 2014), Florian Louis a ainsi recensé quelque vingt-trois définitions de la géopolitique…

Vingt-trois ! C’est bien la preuve que nous sommes dans un champ qui, désormais, intéresse tout le monde, mais qui ne possède aucune ossature méthodologique globale.

Il y a une façon de concevoir la géopolitique quand on est historien, une autre quand on est militaire, une troisième quand on est économiste, et je ne parle pas des débats entre historiens et géographes qui, parfois, se disputent le monopole d’utilisation du concept… 

Bref, faute d’une épistémologie rigoureuse – pourquoi fait-on de la géopolitique et quelles limites doit-on lui assigner ? – cette discipline est aujourd’hui victime de son succès, autrement dit, mise un peu à toutes les sauces.

Dans ce contexte, j’ai la faiblesse de penser qu’avec l’Ecole de management et le Festival de Grenoble, nous contribuons à lui redonner un cadre et un sens opérationnel.

Comment ?

D’abord, en dépassant la définition devenue simpliste imposée, en 1948, par Hans Morgenthau (1) , selon lequel la géopolitique était synonyme de confrontation de puissances – paramètre essentiel lorsqu’il s’exprime, en 1948, à l’éclosion de la Guerre froide, mais qui n’est plus aujourd’hui qu’une dimension de la question.

Comment expliquer, sinon, le rayonnement d’un pays comme la Norvège, qui n’est pourtant pas dans une logique impériale, ou la manière dont Monaco a résisté à l’embargo décrété par la France, au début de la V° République ?

La grille d’explication de Morgenthau est tout à fait légitime en cas de conjonctures violentes, assorties de montées aux extrêmes – la construction du Mur de Berlin, en 1961, ou l’affaire des missiles de Cuba, en 1962 – mais reste largement insuffisante pour déchiffrer des situations structurelles plus complexes. 

Même s’il s’en est un peu éloigné par la suite, Yves Lacoste a donné de la géopolitique une définition qui me paraît infiniment plus porteuse de sens : elle est un savoir qui permet aux citoyens de se positionner par rapport à leur territoire et aux grands enjeux de leurs temps, sans en laisser le monopole aux décideurs en charge des relations internationales.

Cette définition ouvre infiniment plus de virtualités que la conception classique, axée essentiellement sur les rapports de force.

Pensez-vous que le public ait besoin des géopoliticiens pour comprendre que le monde est violent ? 

Quand vous lancez le Festival de Grenoble, en 2009, la crise financière est passée par là. Voilà qui a dû vous aider à vous affranchir du champ strictement politico-militaire dont vous dénoncez le caractère réducteur… 

Bien sûr. D’autant que ce tournant a ouvert d’autres perspectives d’analyses au sujet de la mondialisation, phénomène que le discours dominant avait tendance, jusqu’alors, à présenter sous un angle exclusivement positif, vantant l’émergence d’une société civile mondiale faisant pendant au marché mondial…

Toutes choses aboutissant à l’effacement progressif des frontières et, sinon à l’extinction, au moins à la raréfaction des conflits.

Cet optimisme était aussi excessif qu’à l’inverse, le pessimisme de Morgenthau faisant de la volonté de puissance le principal moteur de l’histoire. 

Or, de quoi s’aperçoit-on avec la crise ? Que d’autres phénomènes que la volonté de puissance influent sur la marche du monde, à commencer par la folie spéculative ; qu’à côté de la puissance des Etats, s’affirme celle des GAFAM ; que la révolution numérique n’est pas obligatoirement synonyme d’intérêt général et même, peut provoquer des conflits inattendus au sein de la société civile comme dans le domaine entrepreneurial…

Sans parler d’un des principaux corollaires de la mondialisation : le besoin paradoxal et multiforme de relocalisation, afin de rendre un sens à la politique en lui assignant de nouveaux leviers.

Si bien qu’à côté de la macro-géopolitique – à l’échelle des continents, voire intercontinentale -, s’impose une micro-géopolitique, non moins importante, à l’échelle de territoires plus réduits.

CLESHS92-4 Exemple : Notre-Dame des Landes, parfait témoignage de la géolocalisation de certaines questions d’intérêt national, et même international. 

D’où l’évolution des enseignements dispensés à GEM, pour tenir compte de ces évolutions ?

Notre idée directrice, c’est qu’il est vital, pour nos étudiants, de revenir sur un certain nombre de présupposés. De leur donner les instruments pour comprendre et analyser leur environnement.

En un mot comme en cent – et tant pis si cela semble trop ambitieux – de créer une nouvelle école de pensée.

Non pas du tout pour imposer une quelconque grille de lecture, mais pour convaincre la génération des futurs managers de devenir acteurs de leur environnement.

Bref, de s’intéresser à la géopolitique puisque la géopolitique, quoiqu’il arrive, s’intéressera à eux. Autant, ce jour-là, ne pas rester passif, et interagir avec le monde plutôt que de le subir sans comprendre.

Or justement, parce qu’il y a, en ce moment, un intérêt accru pour la géopolitique, que beaucoup – et même trop ! – de gens en parlent à tort et à travers, il est important de prendre du recul, de savoir distinguer l’important du conjoncturel, bref de dissiper le flou pour entrer dans le concret dès lors qu’on est en situation de responsabilité.

Donc de gérer des risques. Pour une entreprise, il y a deux manières de le faire : la méthode sécuritaire et la méthode prospective.

La première est toujours indispensable quand un problème survient à l’international ; mais si la seconde n’est pas activée en permanence à l’arrière-plan, la réaction risque de s’avérer insuffisante.

C’est à cette approche, que je qualifierais de prudentielle, qu’il est fondamental d’accoutumer nos étudiants. 

Un exemple ?

En voici un très simple. C’est l’histoire de Daewoo à Madagascar, en 2009, qui démontre que même une entreprise comme le géant coréen, n’est pas à l’abri de redoutables bévues, faute d’une approche géopolitique appropriée.

Je résume en deux mots : en 2008, la branche agro-alimentaire de Daewoo, achète, pour son business, la moitié des terres arables de l’île.

Le cadre légal est parfaitement respecté mais pas le cadre coutumier et communautaire, dont les représentants apprennent la nouvelle par les journaux…

Alors qu’une crise agricole sévit au même moment à Madagascar et que ces terres pourraient être mises en valeur à des fins strictement vivrières !

Or Daewoo veut planter du maïs et des palmiers à huile sur 1,3 millions d’hectares, exclusivement destiné à l’exportation.

En quelques semaines, l’Île devient le théâtre d’émeutes très violentes qui font près de 150 morts, et, début 2009, le président est renversé.

Quant à Daewoo, il peut remballer son projet après avoir renoncé à 860 millions de dollars. Cela serait-il arrivé si l’entreprise s’était enquise de la situation locale ?

Elle aurait pu renoncer à son projet ou, pourquoi pas, imaginer des solutions d’accompagnement, en concertation avec les communautés locales.

Elle a préféré passer en force et faire confiance aux assurances du gouvernement Ravalomana, alors qu’une étude préalable aurait eu tôt fait de l’informer de la fragilité de sa base et de la situation qui régnait dans le pays… 

Exemple inverse, concernant également la Corée et Madagascar mais qui cette fois a connu une heureuse conclusion – ce qui prouve qu’il ne faut y voir aucun déterminisme lié à la nationalité de l’entreprise, mais bien à sa culture géopolitique : un an avant Daewoo, un consortium minier coréen (et canadien) a sollicité l’autorisation de s’installer sur la Grande île.

Il l’a obtenue… après avoir pris quinze ans pour conclure l’opération.

Ne se contentant pas de négocier avec le pouvoir central, les dirigeants de l’entreprise ont multiplié les contacts avec les communautés locales.

Ils ont entrepris une campagne d’archéologie préventive pour veiller à protéger l’environnement culturel du site – de fait très important – et même détourné les routes qu’ils avaient prévu de construire afin de respecter les terres sacrées appartenant aux communautés.

CLESHS92-5Bilan : quinze ans de négociations, d’études et de travaux préalables. Mais aujourd’hui, une opération qui satisfait tout le monde et se révèle parfaitement profitable pour l’entreprise.

C’est toute la différence entre une approche d’intelligence territoriale et une approche strictement business qui tourne au fiasco ! 

Ce serait votre conclusion ? 

D’un point de vue pratique, ces deux exemples parlent d’eux-mêmes, non ? S’agissant de la théorie, je voudrais ajouter une chose.

Quand nous avons inauguré le programme de géopolitique à l’Ecole, nous n’avions qu’une certitude, c’est qu’il fallait réintroduire des sciences humaines et sociales dans les cursus de management, de même qu’une solide perspective humaine et territoriale, faute de quoi nous manquerions à notre vocation, qui est de sécuriser le parcours professionnel et entrepreneurial de nos étudiants.

C’était en 2007. Là-dessus, la crise est arrivée et, dans son sillage, plusieurs grands journaux anglo-saxons, dits de « référence » dont le Financial Times en 2008 et le Guardian en 2009, ont publié de grands papiers pour suggérer que la cause première de la faillite financière était due… à la faillite culturelle de beaucoup de dirigeants d’entreprises !

Nous ne les avions pas attendus pour nous intéresser à la question. Mais j’avoue que notre modestie en a souffert… sans déplaisir excessif !

A propos de Jean-Marc Huissoud

CLESHS92-6Professeur associé à Grenoble Ecole de Management, Jean-Marc Huissoud est responsable, depuis 2007, de son Centre de géopolitique et de gouvernance. En charge de l’ingénierie pédagogique et de la coordination des programmes d’enseignements géopolitiques de l’Ecole, il dirige, depuis son lancement, en 2008, le Festival géopolitique de Grenoble. 

Diplômé de l’IEP de Grenoble (1987), titulaire d’un DEA en Histoire et Philosophie (Université Pierre Mendès-France), il a obtenu, en 2011, le label Eucles en Intelligence économique délivré par l’INHESJ (Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice).

Auteur et co-auteur de nombreux ouvrages et articles, il a à coeur de faire du Festival de géopolitique de Grenoble un rendez-vous incontournable de la francophonie.

Il expliquait en 2019, en prélude à sa dernière édition : « L’anglais recule. Quand il ne recule pas, il s’appauvrit. La France a la chance d’avoir une audience francophone partout dans le monde, même si localement le nombre de locuteurs n’est pas toujours important. On ne s’exprime bien que dans une langue qu’on maitrise, or notre festival vise avant tout le facteur qualitatif. S’exprimer dans un anglais international parfois pauvre au niveau conceptuel, et d’ailleurs moins bien parlé qu’on ne le prétend, c’est réduire de fait le champ de la pensée. Les questions linguistiques et culturelles sont à ce titre essentielles et ont plus d’importance qu’on ne le pense. Nous ne sommes pas un festival en français, dans un contexte majoritairement anglophone, par facilité. C’est notre volonté d’affirmer qu’il y a une pensée francophone sur les questions internationales. Cela répond aussi à un vrai enjeu de transparence du discours. Aujourd’hui, il est demandé aux Universités et à la Recherche de s’expliquer auprès de la société civile, de diffuser son savoir. Nous inscrivons nos éditions dans cette (r)évolution des pratiques. » 

Parmi l’abondante production de Jean-Marc Huissoud, citons : Union européenne, du projet à la crise, in Carto, N°51, janvier 2019 ; Désunion européenne : Festival de géopolitique de Grenoble, in Historiens et Géographes, N°445, pp.31-34, mars 2019 ; avec Pascal Gauchon (dir), Les 100 mots de la géopolitique – 6e édition, Presses Universitaires de France, 2019 ; avec Nathalie Belhoste, Pouvoir des villes : mise en perspective européenne, in Le Déméter 2019, IRIS, 2019 ; La guerre économique est-elle guerre inéluctable ?, in R. Duymedjian, J.-M. Huissoud, D. Steiler (Dir) : Manifeste pour une éducation à la paix économique, Presses Universitaires de Grenoble, 2012 ; Les conditions de l’Europe Politique, in Constructif, volume 28, 2011 ; L’enjeu de la centralité, in Gauchon, Huissoud, Vive la France…quand même, Presses Universitaires de France, 2010 ; Requiem : prospective pour une guerre à venir, in Huissoud, Munier : La Guerre économique, Presses Universitaires de France, 2009.

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