Le 17 février 2011, la Belgique battait le record du monde de la plus longue période sans gouvernement. Pour sortir de la crise, Flamands et Wallons ont arrêté début octobre un plan de réforme de l’État. Le pays devrait toutefois rester sans gouvernement durant plusieurs semaines encore faute d’accord politique entre partis politiques belges. L’avenir de la Belgique en tant qu’État-nation semble toujours un peu plus incertain. On prête à Talleyrand, mandaté en 1830 par Louis-Philippe pour discuter l’avenir de la Belgique, cette remarque lors des négociations : « Ce n’est pas une nation, deux cents protocoles n’en feront jamais une nation. Cette Belgique ne sera jamais un pays, cela ne peut tenir ». Deux siècles plus tard, la Belgique est profondément divisée par ses frontières linguistiques, au point qu’une sécession entre le Nord et le Sud soit régulièrement évoquée. Une situation qui doit beaucoup à une géopolitique complexe et bien souvent méconnue.
De l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet, Charles-Maurice de TalleyrandPérigord aura survécu à pas moins de sept régimes différents. Etait-ce un grand serviteur de l’État ou un politicien sans scrupule ? Qu’il fascine ou qu’il révulse, tous s’accordent sur le fait qu’il fut un diplomate d’exception. On retient son souci de l’équilibre européen qui repose sur l’existence de petits pays « placés comme des coins sécuritaires entre les grandes puissances » (Emmanuel de Waresquiel). C’est fidèle à ce principe que le « Prince des diplomates » mène sa dernière grande mission : l’instauration du royaume indépendant de Belgique. Les circonstances de cet avènement sont l’une des clés de compréhension du différend qui oppose Wallons et Flamands aujourd’hui.
La Belgique, pensée à l’origine comme un État-tampon
Au congrès de Vienne (1815), la Prusse, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, vainqueurs de Napoléon Ier, divisent l’Europe sans tenir compte des sentiments nationaux. Les territoires de la future Belgique sont rattachés à ceux de la Hollande pour former un État-tampon au Nord de la France. Cette nouvelle carte est destinée à prévenir toute reprise d’une politique révolutionnaire et expansionniste française. Mais très rapidement, des tensions se font jour entre le Nord et le Sud, soit entre la Hollande et la Belgique contemporaines. En août 1830, les Bruxellois se révoltent, bientôt rejoints par des Liégeois et plusieurs régions francophones comme néerlandophones. Les insurgés, bercés par les idées de 1789, repoussent les troupes hollandaises et déclarent leur indépendance. Les grandes puissances d’alors convoquent fin 1830 une conférence internationale à Londres pour statuer sur la révolution belge. Talleyrand représente la France avec pour consigne de morceler les territoires rebelles entre la Prusse, l’Angleterre et la France. Il n’en fera rien bien au contraire. Il refuse de concéder aux Anglais comme aux Prussiens une frontière avec la France. Talleyrand préconise donc la création d’un royaume de Belgique « placé sous le gouvernement d’un prince quelconque, qui serait trop faible pour inquiéter ». Le projet du « diable boiteux », selon l’expression de Victor Hugo, remporte l’adhésion : la Belgique sera neutre et indépendante. Elle fera surtout de nouveau office d’État-tampon.
Comme partout en Europe au même moment, le moteur du soulèvement initial tient à la politique réactionnaire de la dynastie régnante. Les Orange Nassau commettent deux erreurs symboliques majeures en souhaitant supplanter l’éducation catholique de Belgique par des écoles publiques, donc protestantes, et en privilégiant le développement économique du Nord, au détriment de ceux qui allaient devenir les Belges – Flamands et Wallons confondus. Ceux-ci avaient déjà combattu ensemble à Waterloo, constituant une troupe distincte au sein de l’armée des Pays-Bas. Leur alliance puise ses racines plus loin encore dans l’histoire, dans la lutte des provinces méridionales des Pays-Bas espagnols, restées catholiques, face à la dissension puis à la pression militaire des protestants des Provinces Unies du Nord. Moins de trois siècles plus tard, cette césure religieuse reste plus importante que la question linguistique. La bourgeoisie et la noblesse de Flandre parlent français, quand le flamand est considéré comme un dialecte populaire.
La constitution belge de 1831 retient le principe de l’unicité et de l’indivisibilité du pays en passant outre la répartition linguistique territoriale en vigueur depuis la période romaine. La Belgique se situe en effet sur la frontière linguistique qui sépare les peuples germanophones de leurs cousins romans. Si les Belges s’étaient retrouvés dans leur soulèvement contre leurs voisins septentrionaux et protestants, il leur manquait une unité véritable, un dessein – et plus encore un destin fondé sur un « désir de vivre ensemble » (Ernest Renan). Le français s’impose comme langue officielle au mépris du néerlandais parlé par le peuple : ce clivage initial est surtout social, entre l’élite et les classes populaires.
La Belgique souffre ainsi dès sa création d’un déficit de cohérence nationale. Cet état de fait s’aggravera tout au long de la révolution industrielle. Au milieu du XIXe siècle, la Belgique figure parmi les pays les plus en pointe dans le domaine de l’industrie de l’acier et du charbon, dans celle du verre, de l’armement et du textile. Cette prospérité n’est cependant pas partagée par tous les Belges. La répartition des richesses est très inégale entre classes sociales, mais aussi entre régions. La Flandre demeure pour l’essentiel une région pauvre et agraire, tandis que la Wallonie bénéficie de son bassin minier. Ainsi se cristallisent peu à peu des revendications socio-économiques et des aspirations linguistiques, qui renvoient à un profond désir de reconnaissance culturelle. L’émancipation sociale des Flamands et le combat linguistique pour la reconnaissance du néerlandais vont se confondre dès la fin du XIXe siècle, le nationalisme flamand se forgeant notamment dans les combats de la Grande Guerre, où se multiplient les tensions entre les soldats flamands et leurs officiers francophones (Frontbeweging – « mouvement du front » ou frontisme).
L’affirmation du sentiment régional
Le véritable tournant s’opère au lendemain de la Première Guerre mondiale avec l’introduction du suffrage universel direct (1919). Les Flamands sont plus nombreux que les Wallons et s’organisent politiquement. Dès 1921, une loi crée ainsi des régions linguistiques. Le droit à l’usage de la langue de son choix devient une affaire collective.
Il faut attendre les années 1960 pour que le divorce entre les deux communautés se concrétise politiquement. Les Flamands marchent sur Bruxelles à deux reprises pour réclamer le tracé définitif des frontières linguistiques, la reconnaissance de leur langue par l’administration et l’instauration du bilinguisme dans la capitale pourtant à nette majorité francophone. De leur côté, les Wallons espèrent bénéficier d’une plus large autonomie pour mener une politique sociale susceptible de répondre à la crise économique provoquée par les fermetures des mines de charbon. Avec l’avènement du secteur tertiaire, c’est en effet la Flandre qui prospère désormais et la Wallonie qui s’enfonce dans le marasme économique.
Une première réforme de l’État est décidée en 1970. Elle sera suivie de trois autres grandes révisions constitutionnelles (1980, 1988 et 1993) qui entérineront l’actuelle division linguistique en quatre entités distinctes : une région néerlandophone (la Flandre), une région francophone (la Wallonie), une région germanophone constituée par un petit territoire rattaché à la Belgique lors du traité de Versailles (1919) et une région bilingue néerlandais/français pour la capitale. Le principe d’un État-nation centralisé, affirmé en 1831, est ainsi remis en cause au profit d’un État fortement décentralisé composé de minorités linguistiques.
En Belgique, l’État-nation ne fait plus sens. Il reste certes la figure royale, gage d’une unité de façade, mais le roi ne dispose d’aucune autorité politique. La région est devenue une nouvelle forme d’organisation spatiale et culturelle à part entière, sans bénéficier pour autant de la pleine souveraineté. C’est bien là l’originalité du modèle de gouvernance proposé par les Belges. Il est d’ailleurs remarquable qu’il ait été institué sans recours à l’extrême violence politique, contrairement à ce que l’on a pu observer en Espagne ou en Irlande du Nord par exemple.
Vers la sécession ?
Il n’en demeure pas moins que l’on assiste à un véritable émiettement des territoires, et à une forme de « balkanisation de la Belgique » davantage qu’à l’avènement d’un système confédéral apaisé. Les tensions sont fortes partout où les deux principales communautés se côtoient, particulièrement en périphérie de Bruxelles (le fameux axe Bruxelles-HallVilvorde dit BHV). Les Flamands entendent pousser leur avantage jusqu’au bout et ne veulent plus « payer » pour le Sud. Le discours politique néerlandophone a quelque chose de la revanche historique et sociale. Ernest Renan affirmait que « l’essence d’une nation est […] que tous aient oublié bien des choses ». À l’heure où les Belges entament une nouvelle réforme de l’État, que reste-t-il de commun aujourd’hui aux deux communautés ? Que reste-t-il de la Belgique ? Les propos tenus en 2006 par Yves Leterme, ancien ministreprésident de la Flandre et actuel Premier ministre démissionnaire, semblent toujours d’actualité : « Le Roi, l’équipe de foot, certaines bières… » Pour combien de temps encore ?
Pour aller plus loin :
- « Talleyrand, Dernières nouvelles du diable » par Emmanuel de Waresquiel, CNRS Éditions, 210 p., 19 € ;
- » Qu’est-ce qu’une nation ? » par Ernest Renan, Éditions Mille et une nuits, 47 p., 2 € ;
- » La Belgique » par Georges-Henri Dumont, Presses Universitaires de France (PUF), coll. Que sais-je ?, 126 p., 7,90 €;
- « Mémoires et correspondances du prince de Talleyrand » par Charles-Maurice de Talleyrand, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1577 p., 32 €.