Mai 012011
 

Face au brouillard stratégique

En terme de sécurité collective aussi, la mondialisation a rebattu les cartes et brouillé les repères. “Avec la fin de la Guerre froide et du système bipolaire apparu après 1945, la lisibilité des relations internationales est devenue beaucoup plus ardue. La structuration binaire en deux camps antagonistes a fait place à une situation caractérisée par une multiplicité d’acteurs et de combinaisons d’alliances irréductibles à toute approche simplificatrice”, écrit Frédéric Charillon, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire dans un récent numéro des Cahiers français.
Les autorités chargées de veiller à la sécurité et à la défense de notre pays ont donc dû apprendre à naviguer dans un “brouillard stratégique” qui n’est pas sans rappeler l’incertitude avec laquelle doivent compter les décideurs économiques. Si bien que les réflexions des instances sécuritaires peuvent probablement éclairer celles du monde économique et social.

“Plus de vingt ans après la fin de la bipolarité survenue avec l’effondrement des régimes communistes d’Europe de l’Est puis de l’URSS elle-même, les interrogations sur le système international en vigueur restent fortes”, constate Frédéric Charillon. Façon de dire que, dans un monde inédit et en mutation accélérée, les décideurs publics ne peuvent plus se raccrocher à leurs points de repères traditionnels. Une situation pour le moins inconfortable que connaissent bien aussi les dirigeants et managers du secteur privé, mais qui prend bien sûr une intensité particulière lorsqu’il s’agit de prendre des décisions aussi graves que l’usage de la force.

Des concepts traditionnels rendus obsolètes

Pour Frédéric Charillon, deux évolutions posent particulièrement problème aux décideurs tant elles rendent complexes l’interprétation du monde et l’anticipation des menaces.
1. Un système international complexe en mutation permanente. Avec la fin de l’Union soviétique, la première difficulté consiste à identifier les nouveaux acteurs des relations internationales et à déterminer la grammaire qui régit leurs relations. “Le temps des systèmes internationaux fixes au nombre de joueurs déterminé une fois pour toutes est révolu, écrit Frédéric Charillon. La densité de l’agenda international (qui s’est enrichi considérablement avec des thèmes aussi complexes que l’environnement, la régulation financière ou la circulation de l’information numérique), le nombre de plans sur lesquels cet agenda se déroule (plans bilatéral, régional, multilatéral…), la variété des acteurs qui y contribuent (jusqu’aux thinktanks ou aux mouvements citoyens), génèrent des combinaisons d’alliances et de rivalités qui peuvent varier d’un plan à l’autre, à l’image des États-Unis et de l’Union européenne, alliés sur le plan militaire, parfois de sensibilités différentes sur le plan diplomatique et politique, mais concurrents impitoyables sur le plan économique et commercial.”

Cette situation d’interdépendance apparaît comme la transposition, au plan diplomatique, de l’environnement complexe dans lequel évoluent également les entreprises. Désormais, celles-ci aussi doivent compter avec des parties prenantes aux contours flous et aux aspirations parfois contradictoires, se préoccuper de questions ne relevant pas directement de leur activité marchande, et entretenir avec d’autres firmes des liens subtils qui peuvent les conduire à être simultanément partenaires et concurrentes. Comme le révèle le néologisme de “coopétition”, dans un monde régi à la fois par l’interdépendance et la concurrence, toutes les relations relèvent de la coopération et de la compétition.

2. La fin des dichotomies “ami-ennemi” et “guerre-paix”. Dans ce contexte, comment définir l’ennemi ? Depuis la fin de l’URSS, celui-ci n’est plus clairement et facilement identifiable. “Là où l’on pouvait voir la main de l’ennemi consacré derrière chaque atteinte à l’intérêt national, se substitue désormais soit un ennemi mouvant (l’Iran, la Chine…), soit un ennemi en réseau aux contours mal définis (le ‘terrorisme’), soit des constructions simplificatrices de réalités autrement plus éclatées (‘l’islam radical’,‘l’axe du mal’…)”. Et si l’on ne sait plus exactement qui est l’ennemi, alors comment identifier ses amis ? Quand l’ennemi commun se dérobe, les alliances deviennent fragiles, voire… conflictuelles. Pour preuve, les débats vigoureux qui agitent l’Otan, contrainte de redéfinir un projet stratégique réunissant des membres jadis unis par une menace désormais évanouie.

Autre difficulté, résultant de la complexité des jeux d’acteurs : comment distinguer avec certitude la guerre de la paix ? Qu’en est-il, par exemple, des situations libanaises, tchétchènes, congolaises, soudanaises ? Et comment caractériser la sécurité ? “De nationale et symbolisée par l’inviolabilité de la frontière ou l’intégrité territoriale, la sécurité est devenue sociétale, tandis que son antonyme, l’insécurité, prend la forme de flux transnationaux que l’exercice de la violence d’État légitime (c’est-à-dire l’usage de la force armée) ne suffit plus à arrêter. Nuage radioactif, catastrophes pétrolières, désastres alimentaires, épidémies, attentats kamikazes, cyber-attaques, trafics criminels…” La liste des menaces prend désormais la forme d’un inventaire à la Prévert !

Ici encore l’analogie avec le monde de l’entreprise est possible comme en témoigne la façon dont le dialogue social, autrefois bien balisé, se retrouve aujourd’hui brouillé, les partenaires sociaux éprouvant la plus grande difficulté à se positionner, notamment en raison de l’irruption de mouvements contestataires plus ou moins spontanés et aux contours sans cesse redéfinis. Et la sécurité des entreprises s’est, elle aussi, déterritorialisée. À l’heure des réseaux, des organisations matricielles, des bureaux virtuels et d’une économie de la connaissance dans laquelle la principale richesse est immatérielle, installer des enceintes et des portiques de sécurité ne saurait bien sûr suffire à garantir la sécurité ! D’où le développement du volet défensif de l’intelligence économique, permettant de sécuriser le capital immatériel de l’entreprise en jonglant entre les aspects juridiques, sociaux, technologiques, financiers, informationnels et humains de la sécurité.

Un monde de “risques”
plutôt que de “menaces”,
y compris pour les entreprises

Est-il même encore pertinent de parler de “menaces” ? Frédéric Charillon en doute. “La dissémination des dangers, la variété de leur nature et la disparition de l’ennemi principal font perdre de sa cohérence à l’idée de menace.” D’où le recours au concept alternatif de “risque” qui introduit la notion d’incertitude. “De l’impératif de prévention d’une menace précise, identifiée et territorialisée, dont les modalités pouvaient être anticipées, le monde est passé à la crainte de risque diffus”. Or, comme on l’a vu, ce constat dépasse le seul cadre des institutions chargées de la défense et de la sécurité. Il vaut aussi pour les décideurs privés, à commencer par les dirigeants et les managers d’entreprise. Pour les entreprises aussi, les dangers sont protéiformes : rupture technologique, crise sociale, désinformation et rumeurs, contestation sociétale, catastrophe environnementale, raid boursier, cyber-attaques, espionnage industriel, débauchage de salariés, etc.

Si bien que la prévention de ces périls exige de nouvelles qualités, déjà amplement identifiées par le monde managérial comme la souplesse et l’ouverture d’esprit, la réactivité et l’agilité, la clairvoyance et la capacité d’étonnement,le goût du risque et l’acceptation de l’échec, la capacité à innover rebondir et s’adapter. Dans un univers instable et en mutation permanente, ce sont en effet là les meilleures garanties de la survie tant pour les États que pour les entreprises et même les individus. Même si cet environnement est, par nature, insécurisant, il n’est toutefois pas question de s’en désoler. Car ce monde  sans cesse renouvelé n’est pas seulement un monde de risques : il est aussi riche d’opportunités. 

Pour aller plus loin :