Mai 282014
 

Un « vieux continent » dans un monde nouveau

Traduction des rapports de force politiques à l’oeuvre à un moment donné, les résultats électoraux ne sont certes jamais neutres. Mais ils ne se comprennent vraiment qu’au regard de mutations plus profondes, sur la longue durée. Il en est ainsi de la question européenne. D’évidence, la situation actuelle impose tout à la fois une analyse objective et une remise en perspective, tant spatiale que temporelle, pour mieux tracer les scénarios du possible. C’est ce que propose le polytechnicien Jacques Lesourne, titulaire émérite de la chaire d’économie et statistique industrielles au Conservatoire national des arts et métiers. Le titre de son dernier ouvrage est éloquent : L’Europe à l’heure de son crépuscule ? L’Europe connaît-elle un déclin inexorable ou est-elle confrontée, depuis 2008, à une crise certes inédite mais dont elle pourrait sortir renforcée ? Une question qui n’est pas seulement économique, mais aussi identitaire. Ce que viennent précisément de révéler les élections européennes…

L’idée d’un déclin de l’Europe tient du leitmotiv géopolitique. Il est vrai que, selon Jacques Lesourne, les chiffres sont éloquents : la part des pays européens dans la population mondiale devrait passer de 7,4 % en 2009 à 5 % en 2050, et celle de leur PIB cumulé de 20 % à 9,4 %. Encore faut-il donner du sens à ces prévisions. On ne peut le faire qu’en s’interrogeant sur la façon dont l’Europe se pense dans le monde. En bon prospectiviste, Jacques Lesourne propose trois séries de scénarios, correspondant à une phase de « déclin » , de « tassement » ou au contraire de « rebond  ».

La perspective du déclin

« Les Européens peinent à se situer dans le monde d’aujourd’hui. D’un côté, ils s’expriment au nom de l’humanité, au titre de cette Europe sans rivages chère à François Perroux et qui a inspiré le monde entier ; de l’autre, ils discutent de leurs problèmes comme s’ils étaient seuls sur le globe ». Jacques Lesourne souligne d’emblée la principale difficulté des Européens : s’inscrire dans un monde qui change, et dont ils n’ont pas encore pris totalement conscience.

Il souligne que la structure actuelle de l’Union européenne – un « système idéologique », avec son « langage propre » – tend à renforcer cette difficulté. Aux limites du fonctionnement des institutions européennes s’ajoute une faible prise en compte de la réalité du monde. Ainsi de la question des frontières. Lesourne rappelle que l’Europe a des limites géographiques et culturelles léguées par l’histoire : celle de la Méditerranée face au monde arabo-musulman, celle qui sépare catholicisme et orthodoxie, celle, plus poreuse, entre l’Europe continentale et le monde anglo-saxon transatlantique. Des réalités dont l’ignorance est source de déconvenues.

S’y ajoute une difficulté évidente à surmonter la succession des crises économiques et financières, celle de 2008 (Subprimes) comme de 2012 (crise de l’Euro). Loin d’avoir contribué à renforcer réellement l’Union, ces crises ont surtout montré ses limites : « Les modes de régulation macroéconomiques des pays du Sud […] sont à cet égard une des faiblesses de la zone euro ». Il apparaît dès lors difficile de respecter les engagements du pacte de stabilité de 1997 et du « six pack » de 2011 : endettement limité à 110 % du PIB, fixation du déficit structurel à 0,5 % maximum. Sans retour de la croissance, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance entré en vigueur en 2013 ne semble pas voué à un meilleur avenir.

Dans ce contexte, la possibilité du déclin ne peut plus être totalement écartée. Jacques Lesourne cite d’ailleurs des études officielles, comme le rapport Horizon 2060 : perspectives de croissance économique globale à long terme, réalisé par l’OCDE, ou Global Europe 2050, publié en 2012 par la Commission européenne. Ce dernier évoque en effet, en contrepoint d’une possible « renaissance européenne », le risque d’une « Europe sous la menace » à l’horizon 2050…

Les scénarios du tassement

Si le déclin proprement dit n’est pas certain, un autre scénario décrit un risque d’immobilisme et de lente érosion du rôle de l’Europe dans le monde. Selon cette thèse, l’Europe se trouverait déclassée de façon mathématique. Parce qu’elle prétendrait rester ce qu’elle est, au lieu de faire usage de ses facultés d’adaptation. « La supériorité technique qui, par deux fois, lors de la Renaissance puis dans la période des Lumières, a permis l’essor mondial de la civilisation européenne, est en train de disparaître », prévient Jacques Lesourne.

Il en veut pour preuve les efforts consentis en matière de recherche et développement (R&D). Le total des dépenses intérieures en la matière était, en 2006, de 349 milliards de dollars aux États-Unis, contre 245 milliards pour l’ensemble des pays de l’Union européenne et 87 milliards pour la Chine. « Mais la croissance du chiffre de cette dernière était telle qu’elle pourrait rejoindre celui de l’Union européenne avant 2015 ». Une prévision formulée également par le CEPII dans sa récente étude sur L’économie mondiale en 2014.

Ainsi, pourquoi n’y a-t-il pas de Google ou de Microsoft européen ? Parce que « les banques européennes sont beaucoup plus prudentes à l’égard des innovations ». Mais aussi parce que, pour les entreprises européennes, « il est souvent plus facile d’aller aux États-Unis que de conquérir un à un les pays européens » – ce qui obère d’entrée de jeu la possibilité de voir se constituer un géant économique continental, puis mondial.

Pourtant, les entreprises ne manquent pas dans ce secteur. Le rapport d’Eurostat Key figures on European business (2011) rappelle ainsi qu’en 2008 déjà, ces entreprises produisaient 8,2 % de la valeur ajoutée au sein de l’UE.

Jacques Lesourne souligne d’ailleurs à de nombreuses reprises combien les entreprises sont déterminantes pour tracer les scénarios du futur de l’Europe, quand l’opinion reste focalisée sur le rôle des acteurs institutionnels. Il prévient que « les multinationales d’origine européenne se redéploieront ailleurs si la croissance européenne ne leur offre pas de perspectives ».

Mais ces firmes transnationales (FTN), qui ne représentent que 0,2 % des 20 994 entreprises européennes recensées par Eurostat, seront sans doute moins déterminantes pour l’évolution économique de l’Europe que les 7,8 % d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) : « Bien qu’elles soient favorables en général à l’Union européenne, certains de leurs dirigeants peuvent se rallier à des options protectionnistes ».

En somme, « si les autorités européennes n’arrivent pas à mener des politiques économiques cohérentes sur les plans macro et microéconomique, les entreprises européennes se détourneront de l’Europe ou péricliteront ». Ce scénario d’un lent déclin a pour ressort principal, là encore, une incompréhension du monde. Et plus précisément une indifférence aux « forces tectoniques mondiales » qui  poussent à l’affirmation de l’Asie comme nouveau pôle émergent, tout à la fois concurrent et partenaire des États-Unis. Au détriment, donc, du Vieux Continent.

Quels scénarios pour un rebond ?

Quels sont donc les facteurs qui permettraient à l’Europe de rebondir ? Jacques Lesourne invite à dépasser le simplisme d’une alternative entre sursaut ou déclin. Dans un monde de plus en plus complexe, il promeut la nécessité d’une vision plus large. Il s’appuit pour ce faire sur les travaux du groupe AUGUR Project – Challenges for Europe in the World, 2030. Selon ce groupe d’études inspiré et soutenu par la Commission européenne, dont les conclusions ont été publiées en 2013, il n’y aurait pas un, mais quatre scénarios déclinistes, suivant un gradient précis.

Tout d’abord, celui d’une situation de « gouvernement mondial réduit » et d’une « Europe pas à pas », c’est-à-dire sans croissance ni évolution institutionnelle majeure. Puis le scénario « Hégémonie des États-Unis et de la Chine et Europe pas à pas », celui d’une « explosion de la zone euro » et enfin d’une « régionalisation et [d’une] Europe à plusieurs vitesses ». Le pire des scénarios, le troisième, conduirait à une contraction du PIB européen de 16 % d’ici à 2030. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est la quatrième solution qui est présentée comme un moindre mal par les auteurs du rapport. Le sursaut surgirait ainsi de la fragmentation d’un système sclérosé…

Jacques Lesourne estime cependant que « les deux trajectoires extrêmes semblent peu probables à un horizon d’un demi-siècle ». Pour s’en assurer, il propose de renouer le fil de la démocratie entre les institutions européennes et les citoyens : « élire, au suffrage universel pour un mandat de trois ou quatre ans renouvelable une fois, une troïka constituée d’un président et de deux vice-présidents du Conseil européen ». Avec pour objectif prioritaire de consolider la zone euro.

Sachant que « l’avenir de l’Europe ne repose pas que sur l’amélioration de l’Union européenne. Ce sont largement les sociétés de ses États membres qui l’écriront ». Ce qui renvoie à la dimension géopolitique et civilisationnelle du projet européen. Bâti dans le contexte spécifique de la guerre froide, face à un Autre – le monde communiste – constituant une menace, échappera- t-il à la tentation du repli identitaire et à la désignation d’un nouvel Autre – à savoir l’immigré ? Cette crainte est clairement exprimée.

Dès lors, l’exercice de prospective permet, comme souvent, davantage de comprendre le présent – ses débats, ses peurs et ses enjeux – que l’avenir. Il invite surtout, comme l’estimait Bertrand de Juvenel, à voir dans l’avenir un domaine de liberté, de pouvoir et de volonté : « L’avenir est pour l’homme, en tant que sujet connaissant, domaine d’incertitude, et pour l’homme, en tant que sujet agissant, domaine de liberté et de puissance ». C’est en cela, aussi, que la question européenne reste d’actualité.

Pour aller plus loin :

L’Europe à l’heure de son crépuscule ? Essai de prospective, par Jacques Lesourne, éditions Odile Jacob, 200 p., 24,90 € ;

La construction de l’Europe et l’avenir des nations, par Maxime Lefebvre, éditions Armand Colin, 208 p., 24, 50 € ;

Géopolitique de l’Union Européenne, par Sylvain Kahn, éditions Armand Colin, 128 p., 9,80 € ;

Questions européennes, par Thurian Jouno, PUF, 880 p., 40 €.