Avec plus des deux tiers de la surface terrestre, mers et océans ont été de tout temps le lieu privilégié du commerce et des échanges entre les peuples et les nations. Plus de 80 % des flux commerciaux mondiaux s’effectuent aujourd’hui par voie maritime, tandis que les câbles sous-marins assurent près de 90 % des communications internationales. Espace stratégique, la mer fait naturellement l’objet de l’attention des Etats. Elle permet à la fois d’assurer la protection de leurs intérêts, de contenir l’ennemi au plus loin des frontières terrestres et de projeter la puissance lorsque nécessaire. « Loin d’être un luxe hors de prix, la puissance navale est une condition impérative de la liberté : liberté de commercer, d’agir pour protéger ses intérêts, de résister aux chantages sur l’accès aux ressources », prévient Pierre Royer dans un ouvrage récent consacré à la Géopolitique des mers et des océans (PUF). Et pourtant, le rôle des espaces maritimes est encore trop souvent négligé, alors que les enjeux liés au « royaume d’Archimède » (amiral Michel Tripier) redoublent : retour de la piraterie, revendications de souveraineté, appropriation de fonds marins… Comment s’assurer le contrôle de l’espace maritime ? Quels enjeux pour la France en ce début de XXIe siècle ?
En économie, le concept de maritimisation décrit le processus conduisant les États bénéficiant de littoraux à prendre une part de plus en plus importante dans les échanges commerciaux mondiaux. La maritimisation de l’économie est indissociable de la mondialisation. Ces dernières décennies, elle touche principalement les pays d’Asie du Sud-Est, et tout particulièrement le Japon et la Chine, tandis que le risque de déclassement pèse sur les pays enclavés.
La thalassopolitique, l’autre géopolitique
Plus largement, ce phénomène de maritimisation « signifie qu’aucun pays ne peut se dispenser sans inconvénient grave d’avoir recours à la mer, qu’aucune économie moderne ne peut être durablement conçue sans un appui océanique », explique le professeur André Vigarié, fondateur de la géographie portuaire et maritime. « Cette obligation s’est fortement accusée depuis 1945, et s’est renforcée indépendamment des fluctuations conjoncturelles ».
Le milieu maritime se distingue nettement des espaces terrestres par des caractéristiques propres : immensité, inertie, impermanence et enfin isotropie, c’est-à-dire homogénéité de l’ensemble des espaces maritimes. Ceux-ci semblent ainsi mal se prêter à l’analyse géopolitique. Néanmoins, « la mer, par son apparence d’infini, est un puissant vecteur de rêve et de dépassement ; et par la discontinuité qu’elle introduit, elle peut aussi contribuer à modeler les esprits et les systèmes d’organisation économiques, sociaux, voire politiques. À cet égard, l’impermanence qui caractérise les espaces océaniques a toujours posé aux sociétés les mieux structurées un défi qui n’est pas seulement technologique », analyse Pierre Royer. De là, la nécessité de « penser » la mer comme un objet politique grâce auquel un État affirme sa puissance sur la scène internationale. Pour mieux se démarquer de la géopolitique, d’essence terrestre, c’est la « thalassopolitique » (Julien Freund) qui se propose d’étudier les rapports de force autour de la maîtrise des mers. Si maints États ont cherché dès l’Antiquité à s’assurer de cette dernière, peu l’ont effectivement exercée. Des Phéniciens aux États-Unis, en passant par le Portugal, l’Espagne et bien sûr l’Angleterre, l’histoire nous apprend que le monopole (toujours provisoire) de la puissance maritime est la norme, l’équilibre des forces l’exception. Nous assistons ainsi à des hégémonies successives, qui coïncident le plus souvent avec le statut de puissance globale des pays en cause.
« Il faut ‘reculer les frontières de la Géographie’(Adalberto Vallega) pour y inclure sans cesse plus largement les espaces marins et leur nouvelle signification. Il est des mers qui sont peuplées en permanence avec une densité égale et parfois supérieure à celle de certaines régions continentales exploitées », souligne André Vigarié. À juste titre lorsque l’on songe au nombre de navires qui, chaque jour, empruntent le détroit d’Ormuz ou de Malacca et accostent dans les ports de Shanghai, Singapour ou Rotterdam ! La maritimisation croissante est une donnée de fond. Mais elle ne doit pas masquer les profonds bouleversements à l’œuvre ces dernières décennies (essor de la conteneurisation, nouvelles routes maritimes, exploitation des grands fonds, renouveau de la piraterie,…), qui tendent à remettre en cause le monde maritime établi.
De surcroît, les « caractéristiques fondamentales de la géopolitique des océans […] obligent à voir loin, à prévoir à un horizon qui n’est pas celui du court ou du moyen terme, car le contrôle des mers dans une ou deux décennies, voire dans un demi-siècle, se joue déjà aujourd’hui », prévient Pierre Royer. L’avenir maritime d’une nation s’accommode particulièrement mal d’absence de vision géostratégique. Les grandes puissances navales d’aujourd’hui, qui sont encore très largement celles d’hier, sauront-elles relever le défi pour encore être celles de demain ?
Maîtrise des mers et puissance économique
« Il faut avoir présent à l’esprit l’idée que la maritimisation du monde est un phénomène irréversible et croissant ; les nations se tournent de plus en plus vers la mer ; elles développent sans cesse leurs intérêts », affirmait André Vigarié il y a déjà plus de quinze ans. Force est de constater que l’analyse a conservé toute sa pertinence : sans maîtrise des mers, difficile de pérenniser son essor économique et impossible de prétendre au statut de grande puissance.
La sécurisation des flux maritimes par lesquels transite l’essentiel du commerce mondial et des matières premières constitue l’un des grands enjeux du XXIe siècle. Mais comment ? « Via l’OTAN, [les États-Unis] pressent leurs alliés à adopter le concept de “Global Commons” – c’est-à-dire d’espaces libres que sont la haute mer, l’espace, l’air et le cyberespace – jugé indispensable pour assurer la libre circulation des biens et marchandises, et la projection de leurs propres forces » (cf. note CLÉS n°59, Géostratégie des matières premières). L’argument n’est pas nouveau, loin s’en faut. Déjà la puissante Espagne du XVIe siècle considérait la haute mer comme « bien commun de l’humanité ». Cela vaut tant pour le présent que pour le futur. Par exemple, « la possibilité qu’une partie de l’approvisionnement énergétique [de la planète] dépende de l’Arctique renforce l’intérêt d’une implication plus forte [des États en compétition économique]. C’est pourquoi toute stratégie maritime vraiment globale doit prendre en compte l’Arctique et l’arcticité » (cf. CLÉS n°61, Bruits de bottes en Arctique ?). Sans compter que la mer a encore à offrir beaucoup de richesses jusqu’alors peu valorisées, faute d’un bon rapport coût/exploitation, mais que la raréfaction des ressources conjuguée au progrès technique pourrait amener à revisiter.
Quelles nations disposent encore aujourd’hui de l’ »immunité souveraine » (Jean-Yves Labayle-Couhat), c’est-à-dire du droit total de circulation de leurs flottes sur et dans les eaux internationales – en profitant notamment du flou instauré par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay en 1982. « Ce sont celles qui sont dotées de sous-marins nucléaires et de porte-aéronefs », résume André Vigarié. Une approche qu’Alfred T. Mahan, stratège américain du XIXe siècle, n’aurait pas reniée ! Il conviendrait cependant d’y adjoindre les bâtiments de guerre classiques, qui participent eux-aussi à la liberté d’action en mer. Les pays émergents ne s’y sont pas trompés ; ils développent tous sans exception – Chine et Inde en tête – leurs marines militaires pour asseoir dans la durée leur statut de puissance nouvelle. Et Pierre Royer de rappeler que « de leur côté, les États-Unis ne semblent pas décidés à abandonner leur leadership et les mesures d’économie annoncées début 2012 épargneront davantage les armées de projection (marine et aviation) que l’armée de terre ».
La France a-t-elle les moyens de sa thalassopolitique ?
La France peut d’autant moins ignorer les enjeux associés au contrôle de la mer qu’elle est détentrice de la seconde zone maritime mondiale – avec 11 millions de km² – et de La 2e ou 5e marine de guerre selon la méthodologie retenue. « La mondialisation [lui] impose de renouer avec un juste équilibre entre politique continentale et maritime. L’hexagone est directement concerné par la problématique des flux et des routes maritimes. Largement dépendante des premiers, tant pour ses importations que pour ses exportations, la France doit aussi tenir compte des routes maritimes pour l’approvisionnement et la protection de ses possessions d’outre-mer » (cf. CLÉS n°55, Géopolitique de la France). Mais a-t-elle la capacité de faire face à ces défis afin de préserver sa souveraineté partout où elle est menacée ? Saura-t-elle saisir les opportunités que lui offre sa présence maritime globale ? Quelle articulation envisager avec les autres pays européens ?
Une chose est sûre : la France est vulnérable à l’égard des flux maritimes. Les conclusions d’un récent rapport publié par la délégation aux affaires stratégiques le soulignent, et cette vulnérabilité est à la fois énergétique et économique. Les auteurs observent par ailleurs que « l’importance stratégique de l’Atlantique devrait se maintenir, voire se renforcer à l’avenir ». Plus qu’en Méditerranée, c’est à l’ouest que se jouerait l’autonomie stratégique de la France. Paris ne pourra pas non plus faire l’économie d’une diplomatie plus dynamique. « Les évolutions possibles des flux, les éventuels risques et menaces futurs, les rapports de force mouvants […] impactant les flux maritimes stratégiques français [rendraient] nécessaire le renforcement de certaines alliances en vue de sécuriser les routes maritimes ». Vaste programme !
Au soir de sa vie, le Cardinal de Richelieu se serait écrié : « Les larmes ont un goût salé pour rappeler aux souverains déchus la mer qu’ils ont négligée. » Un testament politique qui n’a rien perdu de son acuité !
- Géopolitique des mers et océans – Qui tient la mer tient le monde, par Pierre Royer, coll. Major, PUF, 256 p., 25 € ;
- La mer et la géostratégie des nations, par André Vigarié, Éditions Economica, 432 p., 31 € ;
- Vulnérabilités de la France face aux flux maritimes, par Luc Viellard, Matthieu Anquez et Jean-Pierre Histrimont, Délégation aux affaires stratégiques (DAS), 31 janvier 2012.