La guerre économique fait rage sur le marché du vin
Ce 17 novembre 2016 marque l’arrivée du Beaujolais nouveau, qui s’accompagne de ses traditionnelles fêtes et manifestations.
Comme l’a écrit Bernard Pivot, « Novembre serait un mois morne et désolant si, en son milieu, ne déboulait chaque année, dans un grand concert de rires et de bruits de verres, le Beaujolais nouveau… »
Ce vin primeur n’est apparu qu’après-guerre. Mais il puise ses racines dans une longue histoire, ouverte par les « boissons de vendanges » des Gallo-romains, celle de l’impatiente attente du « vin novel » crié dans les rues au Moyen Âge, ou encore du « vin bourru » de nos aïeux.
Fruit de la volonté des viticulteurs et négociants de développer le vignoble, le « Beaujolais nouveau », chaque 3e jeudi de novembre, est devenu aujourd’hui un événement planétaire.
Pour être comprise et appréciée à sa juste valeur, cette grande fête internationale dédiée au vin doit être située dans son contexte: celui d’un marché où la guerre économique est d’autant plus acharnée que se jouent, pour l’essentiel, des valeurs non strictement commerciales.
Deux facteurs expliquent le succès incontestable du Beaujolais nouveau. La décision réglementaire de 1951 autorisant les mises en marchés anticipées, d’une part, et les caractéristiques du Gamay noir à jus blanc, favorisant de goûteux vins primeurs, d’autre part.
Appuyé par de puissants outils de marketing, ce modeste breuvage a rapidement pris une dimension internationale, près de la moitié de sa production étant destinée à l’export.
Il représente aujourd’hui plus de la moitié de la consommation de Beaujolais à l’étranger, toutes appellations confondues. Il est donc devenu objet et vecteur de géopolitique.
Aux origines du Beaujolais
Dans son Etonnante histoire du Beaujolais nouveau (Hachette, 2002), l’historien Gilbert Garrier rappelle que, « tard mais bien venu dans l’ensemble viticole national, le vignoble beaujolais naît véritablement au début du XVIIe siècle ».
Son essor est assuré par les débouchés lyonnais et surtout parisiens, via le « grand chemin » de Beaujeu à Charlieu puis le canal du Loing à partir du XVIIIe siècle.
« Son développement épouse ensuite les péripéties de l’histoire vinicole de la France, avec ses périodes d’expansion et de crises. À plusieurs reprises, il affirme vigoureusement l’originalité de son cépage, de ses terroirs et, plus encore, de ses pratiques vigneronnes. En 1936, il est des tout premiers à accéder à l’Appellation d’Origine Contrôlée. »
Aujourd’hui, la production cumulée des douze appellations du Beaujolais représente un million d’hectolitres en moyenne annuelle, soit plus de 130 millions de bouteilles.
Près du tiers est décliné en Beaujolais nouveau, les deux autres tiers comprenant les Beaujolais et Beaujolais-villages, et les dix crus (Juliénas, Brouilly, Morgon, Moulin-à-Vent, Saint-Amour, etc.).
« Apprécié à l’étranger, le Beaujolais jouit d’une notoriété à l’égal des plus grands vignobles mondiaux, malgré sa taille modeste. Annuellement, près de 54 millions de bouteilles sont exportées dans plus de 110 pays » (source : www.beaujolais.com).
Comme la plupart des autres vins français, son destin se joue dès lors sur les marchés internationaux, où la concurrence fait rage.
Les producteurs se sont regroupés ces dernières années pour vendre et promouvoir ensemble leurs vins.
Ils ont ainsi pu conserver, malgré une conjoncture morose, leurs parts de marchés les plus stratégiques, en particulier au Japon, aux États-Unis et en Allemagne, en jouant d’un positionnement milieu voire haut de gamme.
À lui seul, le Japon attire plus de la moitié du Beaujolais nouveau exporté dans le monde. La Russie et surtout la Chine suivent de près le mouvement, sachant que le Royaume-Uni reste notre premier client pour l’ensemble de la production vinicole.
Guerre des vins : la France sur la défensive à l’international
Longtemps dominante, la viticulture française est aujourd’hui fragilisée par la conjonction de plusieurs facteurs : « baisse des exportations, diminution des parts de marché des vins français sur les marchés extérieurs, émergence de vins de qualité produits par les pays du Nouveau monde, baisse de la consommation intérieure » (rapport du Sénat, 2002).
Nous avons d’ailleurs perdu récemment notre rang de premier producteur mondial, retrouvé péniblement en 2014, au bénéfice de l’Italie, qui gagne de nouveau des marges de manoeuvre à l’exportation, notamment grâce à ses vins pétillants comme le prosecco et à une gamme de rouges plus large.
La péninsule a ainsi produit plus de 50 millions d’hectolitres de vin en 2015, contre 46,4 millions en France selon les chiffres de la Commission européenne. L’année dernière a également vu une très forte progression des pays de l’Est.
« Ce qui laisse à penser que l’Europe vinicole est en train de se recomposer au travers d’un rééquilibrage régional. C’est le cas notamment de la Slovénie (+36 %), de la Bulgarie (+25 %) et de la République tchèque (+42 %) », observent Les Echos (06/10/2015).
La production de vin a ainsi certes augmenté sur le Vieux Continent en 2015, à 170,8 millions d’hectolitres (+2,9 %), mais sans retrouver le plus haut niveau atteint il y a dix ans, à 202 millions d’hectolitres.
« La réponse la plus simple, c’est qu’il faut plus de vins, explique Christophe Navarre, président de la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux. Il faut une entrée de gamme qui puisse se battre sur les marchés contre les vins étrangers comme les vins chiliens, voire européens. »
Plus de 60 pays sont producteurs de vins, et plus de 140 en consomment, rappelle l’ancien directeur marketing et développement du salon VINEXPO, Jean-François Ley (« Géopolitique des vins », note CLES hors-série n°36, juin 2014).
Ce qui signifie qu’il y a d’évidentes opportunités de marchés, mais aussi que rien n’est figé, de nouveaux entrants s’imposant rapidement, comme l’Australie, le Chili ou encore les États-Unis, 4e producteur mondial, devant la Chine, notamment pour fournir leur propre marché.
« Depuis 2011-2012, les États-Unis sont le premier pays consommateur au monde. 75 % de leur consommation est le fait de crus américains, seuls 25 % sont importés : en volume viennent alors d’abord les vins italiens, australiens, puis français. En valeur, les vins français arrivent en tête. Notons aussi que l’Australie a réussi à percer sur le marché américain grâce à la réussite d’une marque, avec un positionnement très bien étudié, en joint-venture, production australienne et distribution américaine, et grâce à un marketing nettement plus agressif que les vins français. »
Certes, France, Italie et Espagne réunies représentent encore 50 % de la production mondiale de vin.
Mais il est indéniable que ce marché, fortement mondialisé, fait l’objet d’une intense guerre économique.
Géopolitique du goût et soft power
La mondialisation, le commerce international, ne sont pas des faits nouveaux pour le vin, bien au contraire.
« En réalité, le processus d’expansion de ce divin breuvage a commencé dès que les sociétés humaines ont acquis la capacité de domestiquer la vigne et de la cultiver hors de son milieu naturel, c’est-à-dire au… néolithique » (note CLES n°4, Nouvelle géopolitique du vin, 22/10/2010).
Et l’on se souvient que les vins de Bordeaux doivent directement leur notoriété à la clientèle anglaise.
La concurrence actuelle est cependant différente, et pour partie faussée.
Non seulement par des structures de coûts et des conditions tarifaires peu favorables aux exploitations françaises, voire européennes, mais aussi, plus fondamentalement, par une différence de conception dans la production de vin.
Quand l’Ancien monde privilégie l’adéquation entre les cépages plantés sur les terroirs et leur mode d’assemblage, avec des processus de vinification bien particuliers, les Anglo-saxons, dans leur globalité et dans leurs zones d’influence, choisissent de mettre en avant le cépage, le marketing supplantant les terroirs.
« En effet, tandis que la législation française donne la primauté au vignoble, aux États-Unis, en Australie et en Amérique latine, c’est l’inverse : la dimension agricole s’efface devant la puissance des entreprises industrielles chargées de la transformation. Dans ce modèle, le viticulteur est rabaissé au rang de simple fournisseur de raisins au service des ‘wineries’ ou des ‘bodegas’. L’élaboration du vin, sa commercialisation et les revenus qui en découlent lui échappent. »
Et ce, alors que le terroir est un « fait social et non géologique » (Roger Dion), c’est-à-dire fondamentalement une construction historique, humaine.
Mieux armée, commercialement mais surtout réglementairement, pour se battre « à armes égales » dans la mondialisation, la viticulture française serait un vecteur encore plus puissant de soft power pour la nation.
Car pour paraphraser Jean-Robert Pitte, professeur émérite à la Sorbonne, à propos de l’ouvrage de Robert Dion, la culture du vin reste « un hymne à une conception sensible de la géographie, à l’intelligence, au bonheur du dépassement de soi, à la civilisation ».
Pour aller plus loin :
- L’étonnante histoire du Beaujolais nouveau, par Gilles Garrier, Larousse, 2002, 168 p. (épuisé) ;
- Histoire de la vigne et du vin en France, par Roger Dion, CNRS Editions, 2010, 768 p., 45 € ;
- « L’Italie reprend à la France le titre de premier producteur mondial de vin », Les Echos, 07/10/2015 ;
- « L’avenir de la viticulture française : entre tradition et défi du Nouveau Monde », rapport d’information du Sénat n°349, juillet 2002 ;
- La revue du vin de France, www.larvf.com
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