Fév 282013
 

L’Italie à l’heure des choix

Quelle que soit sa composition définitive, le gouvernement issu des dernières élections législatives n’aura pas la tâche aisée. Le pays est loin d’avoir tourné le dos à la crise économique. Ses prévisions de croissance restent très médiocres et la paupérisation gagne du terrain – avec un Italien sur quatre sous le seuil de pauvreté fin 2012.

La péninsule ne se remet donc que lentement de la pire récession de l’après-guerre. « La crise européenne a fait ressortir les faiblesses structurelles du pays à l’origine de son endettement public colossal et de son déficit de croissance depuis vingt ans« , analyse l’économiste Céline Antonin dans Questions internationales. La volonté politique de faire face à ces difficultés est récente, tant elles touchent à la structure même de la société italienne. Si la politique d’austérité de Mario Monti a restauré la crédibilité du pays, elle n’a pas apporté la preuve qu’elle mène à la reprise. Les électeurs l’ont d’ailleurs sèchement sanctionnée. À bien des égards, la crise économique n’est-elle pas le révélateur d’un « État en quête de lui-même » (Serge Sur) ?

« Après un cinquième trimestre de récession, la reprise entamée en 2010 a été entièrement effacée et le PIB retrouve au troisième trimestre 2012 son creux de la mi-2009. Depuis le début de la grande récession, le PIB a perdu 7 %, le pouvoir d’achat des ménages 9 %, le taux de chômage a augmenté de 4 points et le taux d’épargne a baissé d’autant« , écrit Paola Monperrus-Veroni, analyste au Crédit Agricole.

Pourtant, l’Italie possède encore de beaux fleurons industriels (Fiat, ENI, Olivetti, Finmeccanica, etc.) et connaît un succès croissant à l’export, notamment à destination des grands pays émergents. L’excédent commercial de la péninsule ne compense cependant pas la faiblesse de la consommation intérieure et des investissements étrangers. Bref, l’Italie oscille entre dynamisme et défaillance d’un système économique que la crise n’a fait que davantage révéler.

Atouts et faiblesses de l’économie italienne en 2013

Pour la Coface, société française leader en évaluation des risques commerciaux, les atouts de l’Italie sont encore bien présents. Il y a d’abord le « poids relativement élevé de l’industrie« , conjugué à la « stabilité des entreprises familiales« . Ces dernières constituent l’ossature de l’économie nationale. Près de 9 sociétés sur 10 sont des Piccole e Medie Imprese, c’est-à-dire des PME. Très souvent familiales, et comptant moins de 10 salariés, elles compensent cette faible taille par un regroupement en réseau et par métier au sein de districts, l’équivalent du « cluster » (Michael Porter).

Bien que fragilisé ces dernières années, ce mode d’organisation explique en grande partie la réactivité et la souplesse d’adaptation de l’économie italienne par temps de crise. Vient ensuite « la montée en gamme de la production et les niches à forte rentabilité (habillement de luxe, équipement de la maison, agroalimentaire, mécanique)« . C’est notamment la mise en avant du fameux label « Made in Italy« . Depuis 2010, ses conditions d’obtention ont d’ailleurs été renforcées par le gouvernement afin de protéger les producteurs nationaux et de stimuler l’export. La Coface retient aussi le faible endettement des ménages et sa forte capacité d’épargne. Les actifs financiers nets des ménages italiens – de l’ordre de 2 627,3 milliards d’euros au 1er trimestre – équivalent ainsi à beaucoup plus que la dette publique estimée à la même période à quelque 1 900 milliards d’euros. Les seuls pays européens qui présentent un endettement public supérieur à l’épargne nette domestique sont la Grèce et l’Irlande.

Enfin, L’Italie reste la 5e destination touristique mondiale. Avec un patrimoine de renommée internationale et un climat favorable, l’industrie touristique italienne génère près de 10 % du PIB du pays.

Forte de ces atouts, l’Italie doit néanmoins composer avec des points faibles. Et pas des moindres ! Certes, les mesures mises en place par Mario Monti permettent aujourd’hui un financement de la dette publique moins difficile, et l’Italie devrait respecter la limite des 3 % de déficit budgétaire imposée par l’UE. « Mais, pour atteindre ces objectifs, la casse sociale a été importante« , s’alarment l’économiste Pascal de Lima et Gwenaël Le Sausse dans Les Echos.

La récente politique d’austérité n’a empêché ni l’entrée en récession, ni l’augmentation du chômage, ni encore l’appauvrissement d’une partie des familles italiennes. Sur ce dernier point, la fin de l’indexation des retraites sur l’inflation joue un rôle important. Côté fiscalité, la situation est alarmante. En une année seulement, « les impôts et taxes en tout genre ont bondi de 50 milliards d’euros » tandis qu’une importante partie de l’économie continue d’échapper à la fiscalité.

Le manque à gagner est ici gigantesque : on estime à 35 % du PIB le montant de l’économie souterraine (travail au noir et activités mafieuses) ! À ces faiblesses peuvent être ajoutés la rigidité des prix, un affaiblissement continu de la productivité ou encore l’insuffisance de la recherche et de l’enseignement supérieur. Plus grave, le retard de développement du Sud vis-à-vis du Nord persiste malgré les politiques d’aides et les investissements, confirmant la fracture entre plusieurs Italies.

Une géographie économique marquée

Les « trois Italies » (Arnaldo Bagnasco) semblent plus prégnantes que jamais. La première est la région du Nord et de la plaine du Pô, où l’on retrouve la majorité des grosses entreprises et bon nombre de PME dynamiques. Le triangle Gênes-Milan- Turin concentre ainsi l’essentiel de la production automobile et chimique du pays. Sa situation géographique est stratégique. Il est à la fois situé aux portes terrestres de l’Europe et ouvert sur la Méditerrané, avec entre autres le port de Gênes.

La deuxième « Italie » est celle du centre, composée de la Toscane, de l’Emilie-Romagne et, dans le Nord-Est, de la Vénétie et de la Frioul-Vénétie-Julienne. Schématiquement, elle correspond à la région des PME exportatrices de biens textiles et du cuir.

La dernière « Italie », c’est le Sud – ou Mezzogiorno. Avec 40 % de la superficie de la péninsule et 36 % de la population, la région contribue pour à peine 25 % du PIB national. Le chômage et la fraude fiscale y sont les plus élevés. Les investissements, à l’image de ceux réalisés à l’Etna Valley ou dans l’enseignement supérieur à Naples, n’ont pas suffi, quand ils n’ont pas été purement et simplement détournés.

Notons que cette situation n’est en rien une fatalité. Elle plonge ses racines dans l’histoire, qui a vu les grands propriétaires terriens maintenir longtemps leurs privilèges et leur emprise sur la société locale. À cette situation économique correspondent des représentations politiques encore très enracinées, malgré la volatilité électorale de ces temps de crise et la « fragmentation » introduite notamment par le mouvement de Beppe Grillo. Le Nord, avec la Ligue du même nom, se méfie de l’État central et dénonce l’assistanat du Sud. Même si la Ligue du Nord, en perte de vitesse, est aujourd’hui associée au parti de Silvio Berlusconi – le Peuple de la Liberté -, elle milite pour un régime constitutionnel de type fédéral.

Si le Nord vote traditionnellement à droite, y compris sa partie Est, le centre reste globalement attaché au parti démocrate actuellement dirigé par l’ancien communiste Pier Luigi Bersani. Le Sud quant à lui vote à droite, même si l’on observe quelques territoires dominés par la gauche – comme la région de Basilicate. Le clivage entre les « trois Italies » n’est pas qu’économique et électoral : les dimensions sociales et culturelles pèsent également dans la crise politique qui secoue le pays depuis des décennies, au-delà des échéances électorales. Surtout, la crise « rend malaisée la définition de l’équilibre territorial actuel du pays« , observe le politologue Christophe Roux dans Questions internationales. « Les péripéties de l’actualité politique italienne ont rattrapé [le] fédéralisme inachevé », notamment en matière fiscale.

Une crise économique doublée d’une crise politique

Si l’Italie a une histoire ancienne, elle est encore un jeune État-nation à l’identité incertaine. Après plus de treize siècles de morcellement politique, l’Italie ne surgit comme entité nationale qu’à partir de 1870, date à laquelle l’ensemble des peuples de langue italienne se réunissent au sein d’un seul et même État. À l’origine de ce projet est le concept de risorgimento (« résurrection »).

L’unification politique est recherchée afin de renouer avec la puissance perdue depuis la fin de l’Empire romain. Il en découle une diplomatie volontariste qui fut un temps dirigée vers la Méditerranée, aujourd’hui vers l’Europe. « L’Italie est une péninsule qui prend ses racines au cœur de l’Europe et plonge vers le Sud, au centre de la Méditerranée. Cette double appartenance, à la fois continentale et maritime, constitue l’alternative géopolitique à laquelle a été confronté le jeune État italien« , remarque le géopolitologue Bruno Teissier.

Selon la formule consacrée, Rome veut « compter plus en Europe ». Le programme de la majorité conduite par Silvio Berlusconi en 1994 ne disait pas autre chose. « Les Italiens sont animés par la conviction profonde que la fameuse place au soleil que leur avait fait miroiter Mussolini, n’est pas à chercher sur des rivages lointains mais au cœur de l’Europe. C’est aujourd’hui au sein de l’UE que l’Italie a le sentiment de pouvoir accomplir sa destinée, d’où son activisme sans relâche en faveur d’une intégration toujours plus poussée« , analyse encore Bruno Teissier.

L’Italie a fondé son projet géopolitique et économique post-Guerre froide sur une complète intégration européenne. En d’autres termes, l’Italie moderne a tout misé sur l’Europe. On comprend mieux dès lors le désarroi frappant les Italiens confrontés à la crise de l’Euro et au déclassement économique qui menace l’ensemble du continent.

Face à une Europe sans réelle boussole, les fragilités de l’unité italienne resurgissent. Et les Italiens se cherchent un modèle, entre un discours sur la nation encore marqué par le fascisme et les pistes du fédéralisme ou de l’autonomie régionale, qui divisent profondément un pays à la si jeune et fragile unité. En 1861, l’un des principaux penseurs du Risorgimento, Massimo D’Azeglio, déclare : « Après avoir fait l’Italie, il faut à présent inventer les Italiens« . L’exhortation reste d’actualité. À bien des égards, la crise italienne ressemble à celle de l’Europe.

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