Juin 062019
 

La haute couture à l’international ou la démesure mise en scène

CE25-2La vie de star et le décès récent très médiatisé de Karl Lagerfeld ont mis en lumière la place originale et changeante que tient la haute couture dans notre monde globalisé.

Comme le montrent aussi, dans d’autres registres, les manifestations sportives que se disputent les capitales, les grandes affiches de spectacle, les ventes d’oeuvres d’art ou encore le récent concours de l’Eurovision organisé à Tel Aviv (1), l’immatériel et l’éphémère sont devenus à la fois un business mondial et un puissant levier d’influence. 

La haute couture, encadrée par des normes élitistes très strictes, affiche son extravagance artistique et sa propension au faste devant un public d’habitués triés sur le volet, au rythme des fashion shows dont les têtes d’affiche assurent régulièrement le spectacle.

Quelles sont donc les raisons qui poussent des marques brillantes et fort bien gérées, à engloutir des millions d’euros dans des shows d’une demi-heure réservés à quelques centaines de groupies ?

C’est que la haute couture, ses rites et ses acteurs sont devenus un nouveau média au service des marques du luxe et des groupes propriétaires, au service aussi des villes et des États qui en accueillent la démesure.

La haute couture : un monde normé, fermé et extravagant

Le petit monde de la haute couture est d’abord connu par l’impact médiatique des défilés organisés, en France, sous l’égide de la puissante Fédération de la Haute Couture et de la Mode (2) pendant les deux fashion weeks parisiennes.

Aujourd’hui, les « Maisons de haute couture » sont au nombre de 15 auxquelles s’ajoutent 7 « membres correspondants » et 6 « invités ».

Pour appartenir à ce cercle très fermé, chaque maison doit garantir que ses créations sont réalisées exclusivement sur-mesure et entièrement à la main, dans ses propres ateliers, par au moins 20 personnes.

Toutes les collections présentent, deux fois par an, un minimum de 25 modèles. Cette gestion très sélective veut garantir à la fois la rareté des créateurs reconnus et le caractère unique des créations.

La haute couture possède son rythme et sa géographie propres.

Elle s’exprime à l’occasion des fashion weeks (3) organisées deux fois par an dans quatre villes du monde, Paris, Milan, New York et Londres.

Ces événements artistiques et mondains attirent partout les mêmes invités qui vont s’y disputer les meilleures places.

Ils accueillent aussi une kyrielle de grands prêtres dont les jugements définitifs seront repris dans les médias et les réseaux sociaux, scellant ainsi le sort d’une collection, d’un créateur ou d’une enseigne.

Ainsi, Anna Wintour (4), la fameuse rédactrice en chef du magazine Vogue USA, grande découvreuse de tendances et de talents, s’est-elle fait une réputation de tueuse au sang-froid dont les avis sont attendus comme des oracles.

L’influence de la haute couture se fonde sur l’équilibre unique de deux contraires : côté scène, on est émerveillé par la beauté renouvelée des pièces et l’extravagance sans limites de défilés qui doivent marquer les esprits et propulser leur maison au firmament de la notoriété…

Côté coulisses, c’est le monde discret de la production des chefs-d’oeuvre, organisé, hiérarchisé, mais surtout dépositaire de savoir-faire artisanaux exceptionnels, souvent uniques et séculaires, religieusement transmis de génération en génération.

Discrets dans leurs ateliers à l’ambiance monacale, ces couturiers, seconds, plisseurs, plumassiers, formiers, brodeurs, toilistes ou autres patronniers représentent environ 5.000 spécialistes dans le monde.

La recherche permanente de la perfection justifie les centaines d’heures consacrées à une pièce unique qui ne fera qu’un court passage devant un public blasé et jetlagué.

Une robe du soir peut exiger jusqu’à 1.000 heures de travail (5).

Cet investissement démesuré explique facilement les prix hors normes que peuvent atteindre ces modèles : 30.000 à 50.000 euros pour un « simple » tailleur Chanel, de 100.000 à 300.000 euros pour une robe du soir et aucune limite pour une robe de mariage…

Ces montants ne semblent pas faire obstacle à la ferveur des 2.000 clients dans le monde dont 200 réguliers se partagent un marché annuel d’environ 1.500 pièces.

Après la phase discrète de création, les défilés vont présenter les modèles retenus. Ils sont aussi brefs que singuliers.

En quelques minutes, après les longues séances de « fitting« , de coiffure et de maquillage assurées en backstage par des armées de spécialistes, le passage des top-modèles sur le « catwalk » (6) dévoilera du même coup les grandes options saisonnières (formes, matières, couleurs…) de la maison et les talents de son créateur.

Ces shows, aussi exceptionnels qu’éphémères, scénarisés et mis en scène comme des opéras, doivent exprimer aux yeux du monde la puissance des grandes maisons ainsi que les talents de leurs créateurs qui viendront discrètement saluer après le dernier passage.

Pour les défilés des grandes marques, les audaces et les dépenses sont sans limites.

Même si l’information est strictement secrète, on considère que Karl Lagerfeld consacrait entre 7 et 10 millions d’euros pour les défilés de la Maison Chanel et leurs scénographies les plus inattendues : iceberg de 300 tonnes importé de Suède, mappemonde géante, maison de poupée, terminal d’aéroport, supermarché ou gigantesque noeud papillon…

Business, showbiz et soft power

Les défilés de haute couture ne sont pas conçus comme des ventes privées et les effarantes dépenses qu’ils entraînent dépasseraient largement les bénéfices possibles.

Ce ne sont pas des outils de business mais de soft power.

Cette capacité d’influence repose sur trois caractéristiques propres à la haute couture : un petit nombre d’équipes en compétition, sélectionnées selon des règles précises, la parfaite planification des défilés qui portent cette compétition permanente, enfin, la starification des créateurs par leurs propres maisons.

Ce positionnement marketing peut expliquer l’évolution des défilés, du style « catalogue vivant » des années 1950 vers le spectaculaire, l’onirique et le théâtral d’aujourd’hui.

Il s’agit d’abord de marquer les esprits de la petite élite des happy few présents autour du podium, ensuite d’être présent en force dans les médias et les réseaux sociaux qui démultiplieront les émotions et les envies auprès de tous les publics. 

On assiste en même temps à la création de véritables légendes autour des grands noms de la haute couture dont les trajectoires professionnelles évoluent de maison en maison, un peu comme celles des sportifs au moment du « mercato ».

Certains d’entre eux ont acquis un statut de « rockstar » avec les heurs et malheurs propres à cette notoriété : une part de mystère (personne ne connaît le visage de Martin Marguiela), un peu de scandale (comme les addictions névrotiques d’Yves Saint Laurent ou les propos antisémites alcoolisés de John Galliano), quelques drames aussi (comme le suicide à 40 ans d’Alexander McQueen ou l’assassinat de Gianni Versace), le tout dans une vie de travail, de stress, de luxe et de mondanités. 

Ces créateurs, qui jouent leur carrière à chaque collection, ont, chacun dans leur registre, édifié leur rayonnement sur leur propre légende. Karl Lagerfeld est exemplaire de cette situation.

Il a réuni sur sa seule personne les caractéristiques parfois contradictoires qui fondent le soft power.

D’abord le talent incontestable du créateur classique et visionnaire à la tête de la Maison Chanel depuis 1983.

Ensuite une culture encyclopédique en architecture, mobilier, peinture ou littérature, enrichie en permanence par ses habitudes de lecteur boulimique et une bibliothèque multilingue de 250.000 ouvrages, une librairie et une maison d’édition personnelles…

Karl Lagerfeld affichait aussi sans complexes un train de vie à la fois frugal et somptueux, une importante fortune et, entre ses nombreuses résidences, une vie nomade en jet privé.

Toute légende personnelle a besoin d’une part de mystère et d’excentricité, domaines dans lesquels le Kaiser était à l’évidence passé maître.

Mystère de sa véritable date de naissance qu’il prétendait égarée, mystère de ses relations tumultueuses avec sa mère Elisabeth, vie personnelle et sentimentale énigmatique, il n’y a rien de banal dans sa biographie !

Jusqu’à sa mort, il a tout fait pour brouiller les pistes et enrichir sa légende : cure d’amaigrissement spectaculaire et mise en scène, multiples changements de look, adoption théâtrale de Choupette, petite chatte birmane titulaire d’un compte Instagram (125.000 abonnés), destinataire d’un compte bancaire réservé (3 millions d’euros) et servie à plein temps par deux domestiques…

« J’ai toujours su, a-t-il écrit, que j’étais fait pour vivre comme je vis, que je serais cette sorte de légende. »  (7)

Un monde d’apparences en pleine évolution

Par son origine et sa culture, Karl Lagerfeld aurait pu demeurer un homme du passé. Mais ses choix ont modernisé son métier, son image, et multiplié sa capacité d’influence.

Grand amateur d’art et d’ébénisterie du XVIIIème, il a aussi collectionné du mobilier contemporain de style Memphis, fréquenté Andy Warhol et utilisé les talents créatifs d’Andrée Putman.

Tout en restant fasciné par l’habileté artisanale des “petites mains” de ses ateliers, il ne quittait jamais ses 4 iPhones, ni sa collection compulsive de… 70 iPods parfaitement rangés dans une mallette créée par Vuitton.

Au-delà de goûts personnels éclectiques qui ont fait de lui une icône autant des millenials que des baby-boomers, Karl Lagerfeld a fait exploser les rigidités traditionnelles de son milieu.

Contrairement à son grand rival, Yves Saint Laurent, resté enfermé dans une vision hautaine et passéiste de son art, le Kaiser n’a pas hésité à en sortir pour vendre son talent et son influence à d’autres secteurs d’activité.

En 2014, il s’est fait le complice d’Apple pour la présentation de l’Apple Watch chez Colette, magasin emblématique des bobos parisiens branchés. Depuis 2019, c’est sur un iPad qu’il préparait les shows de Chanel… 

Karl Lagerfeld a su faire de la haute couture et de ses symboles un nouveau média ouvert à d’autre causes.

Il a contribué à promouvoir l’usage du gilet de sécurité routière dans un spot resté fameux : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie… »

De même, il a dessiné trois bouteilles de Coca-Cola light dont il était un gros consommateur.

Fasciné par l’industrie et les techniques, Karl Lagerfeld a osé faire défiler ses mannequins devant la reconstitution d’un immense paquebot à quai sous les voûtes du Grand Palais, dans un datacenter géant ou aux pieds d’une fusée dont le faux décollage dans le feu et la fumée suivit le dernier passage sur le podium…

Enfin, le maître incontesté de la Maison Chanel a choisi de développer sa propre marque de luxe dans des magasins éponymes dont le look et le logo rappellent à l’évidence sa passion pour la photo argentique en noir et blanc.

Ainsi est-il devenu, dans le secteur du luxe, le premier bénéficiaire de sa propre influence, et ce à l’échelle mondiale, récupérant la totalité de la chaine de valeur attachée à son nom, à son histoire et à sa place d’icône moderne de la haute couture.

Un modèle de géoéconomie ?…

Pour en savoir plus : 

Le mystère Lagerfeld, de Laurent Allen-Caron, Fayard, 2019 ; Le monde selon Karl, par Karl Lagerfeld, Patrick Mauriès et Jean-Christophe Napias, Flammarion, 2019. 

1/ Le concours Eurovision 2019 a été diffusé en direct devant 182 millions de téléspectateurs de 46 pays, offrant à l’Etat d’Israël une occasion d’influence et de relations publiques…

2/ La première Chambre Syndicale de la Haute Couture Parisienne a été fondée en 1868. Quant au label “haute couture”, il est encadré par un décret de 1945 et accordé par décision du ministre en charge de l’industrie. Voir : https://fhcm.paris/fr/la-federation/

3/ Dans les différentes villes d’accueil, les fashion weeks s’organisent en deux saisons : automne-hiver (FW, pour Fall-Winter) et printemps-été (SS, pour Spring-Summer). Comme la plupart des grandes manifestations culturelles, elles proposent des événements officiels dits “in” et d’autres annexes ou marginaux dits “off”.

4/ La vie et le comportement passionné d’Anna Wintour ont été superbement interprétés par Meryl Streep dans le film Le Diable s’habille en Prada (David Frankel, 2006).

5/ La Maison Dior a terminé son défilé de janvier 2019 en présentant une chemise brodée pour homme qui avait exigé 1.600 heures de travail.

6/ C’est le nom du long podium sur lequel défilent les top-models à la démarche féline…

7/ Le Monde selon Karl, par Karl Lagerfeld et Patrick Mauriès, Flammarion, 2019.

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