“Le succès global exige des firmes qu’elles prennent en compte la diversité et la distance plutôt que de chercher à les éliminer”, écrit Pankaj Ghemawat dans un récent article de la Harvard Business Review. Pour ce professeur de management stratégique, l’avenir n’appartiendra pas aux firmes agissant de façon globale et indistincte mais à celles qui, prenant en compte l’existence de différentes cultures, nations et civilisations parviendront à devenir réellement cosmopolites. On ne saurait mieux illustrer la nécessité, pour les dirigeants et managers, de recourir à la géopolitique pour piloter avec finesse leurs organisations.
Peut-être pensez-vous qu’à l’heure de la globalisation, “une compagnie véritablement globale n’a pas de port d’attache” ? Si tel est votre avis, vous le partagez avec 48 % des managers interrogés à ce sujet par la Harvard Business Review. En revanche, vous ne serez pas approuvé par Pankaj Ghemawat. Bien qu’emblématique d’un monde interconnecté,- il est d’origine indienne, enseigne à Barcelone et publie ses analyses dans la Harvard Business Review -, ce professeur de management stratégique s’est fait une spécialité : démontrer que Thomas Friedman (et bien d’autres) avait tort de célébrer l’avènement d’un “monde plat”.
Un monde dans lequel les différences comptent
Dans une récente étude, ce théoricien à la célébrité croissante estime que l’heure est venue pour les managers de réaliser que « les différences ont encore de l’importance”. Une conviction qu’il étaye par une rapide fresque géopolitique et géoéconomique du monde actuel : “Une croissance déséquilibrée, grêlée par la détresse financière. La menace du protectionnisme ravivée par la persistance d’un chômage élevé, particulièrement dans les pays développés. Les tensions, dans les nations riches comme dans les pauvres, à propos des différences ethniques, religieuses ou linguistiques, et la crainte d’une nouvelle ère de sécessions et de tribalisme.Voici quelques événements contredisant le discours auquel nous nous avons été habitués : celui décrivant des marchés de plus en plus intégrés se jouant des frontières, des technologies abolissant la distance et des gouvernements nationaux dépassés. »
La nécessité, pour les managers, d’un retour au réel
Pour Pankaj Ghemawat , les managers ont la vision brouillée par des présupposés idéologiques. “La plupart des écrits managériaux sur la globalisation économique adoptent l’idéal des Lumières proposé par le philosophe Emmanuel Kant, d’abandonner toute allégeance à la nation, la race ou à l’ethnie en faveur d’une citoyenneté mondiale.” Un exemple ? Le livre de Kenichi Ohmae, gourou du management stratégique, décrivant dans son ouvrage The Invisible Continent, un monde dans lequel l’économie et les entreprises ignorent les frontières. Des idéaux et des visions que Pankaj Ghemawat juge bien sûr “séduisants” mais aussi… parfaitement “erronés”. Si bien qu’il estime urgent que les managers reviennent au réel et réfléchissent à ce que signifie réellement “être un manager ou une firme globale”. Un travail de réflexion nécessitant, selon lui, d’en finir avec le mythe fort répandu de l’entreprise sans racines.
Les entreprises aussi ont des racines
Contre une certaine vulgate managériale, Pankaj Ghemawat affirme que “la grande majorité des entreprises sont profondément enracinées dans leur pays natal”. Et de donner quelques chiffres relativisant l’émergence de firmes nécessairement globales :“En 2004, moins de 1 % de l’ensemble des entreprises américaines étaient présentes à l’étranger et, parmi celles-ci, la plus grande partie n’agissait que dans un seul pays étranger. Enfin, dans 60 % des cas, ce pays étranger était le Canada et dans 10 % des cas, le Royaume-Uni.” Certes, mais qu’en est-il des firmes qui se signalent par une implantation dans de nombreux pays ? Ont-elles également des racines ? Oui,répond Pankaj Ghemawat en prenant le cas de News Corporation, la compagnie de télévision par satellite du célèbre magnat de médias Rupert Murdoch. Un bon exemple, car Rupert Murdoch se veut lui-même un citoyen du monde. Né australien, il a ainsi pris la nationalité américaine pour pouvoir acheter un lot de télévisions aux États-Unis. Son groupe est un acteur majeur du secteur des médias aussi bien en Australie, qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne. “Mais, souligne l’auteur, son expérience à travers les pays anglophones ne l’a pas empêché de commettre quelques énormes bévues en Asie.” Ainsi, tablant sur le fait que ses cibles asiatiques parlaient l’anglais, il a lancé une chaîne dont les programmes étaient réalisés et diffusés dans cette langue de façon à pouvoir être écoutée dans toute l’Asie. Or, ce fut un échec, car “les auditeurs préfèrent les contenus diffusés dans leur propre langue, même lorsqu’ils comprennent des langues étrangères”.
Les parties prenantes des entreprises
conservent des identités
De la sorte, Pankaj Ghemawat avance un point majeur de son argumentation : “Il n’y a pas que les entreprises qui restent profondément enracinées. C’est également le cas des gens qui sont leurs clients, leurs employés, leurs investisseurs et leurs fournisseurs.” Et de donner quelques chiffres à l’appui de cette remarque : 90 % des habitants de la planète ne vont jamais quitter le pays où ils sont nés, 2 % de la durée des appels téléphoniques passés dans le monde sont internationaux, 95 % des informations obtenues par les gens proviennent, au niveau mondial, de sources nationales, seuls 5 à 10 % des dons privés aux organismes de charité traversent les frontières… Si bien que, pour Pankaj Ghemawat, ne pas prendre en compte la persistance des réalités nationales et des spécificités culturelles de leurs parties prenantes constitue, pour les entreprises, une erreur stratégique majeure. Selon lui, dans le choix des marchés qu’elles ciblent, les entreprises ne peuvent s’en tenir aux critères tels que la taille du marché ou sa croissance. Elles doivent aussi s’interroger sur l’impact des distances : la distance géographique bien sûr, mais aussi la distance linguistique et culturelle. A titre d’exemple, il estime qu’une firme peut avoir intérêt à choisir un marché de taille plus réduite qu’un autre en raison de considérations linguistiques ou culturelles.
L’indispensable recours
à une “géopolitique des affaires”
Il ne faut donc pas croire que Pankaj Ghemawat prône un quelconque repli sur les marchés domestiques. Bien au contraire, son objectif consiste à donner aux dirigeants et managers quelques clés pour mieux réussir à l’international. “Le succès global, estime-t-il, exige des firmes qu’elles prennent en compte la diversité et la distance plutôt que de faire comme si elles n’existaient pas ou chercher à les éliminer” car “nier les identités ne les rend pas plus faciles à gérer”.
Selon lui, le modèle d’avenir est donc celui d’une firme à la fois “enracinée et cosmopolite” capable d’évoluer avec aisance dans les différences zones culturelles où elle souhaite s’implanter. Il ne s’agit pas là d’une recommandation abstraite. Très concrètement, il suggère ainsi que les entreprises démultiplient les initiatives permettant à leurs dirigeants et managers de prendre la réelle mesure de la diversité du monde, par exemple, en privilégiant les expatriations de longue durée sur les missions courtes à l’étranger. L’objectif ? Abandonner la fiction d’un monde plat, uniforme et lisse pour découvrir combien nous vivons et vivrons encore demain dans un monde pluriel. Tel est également le but que nous poursuivons en dispensant aux étudiants de l’École supérieure de commerce de Grenoble, un enseignement de géopolitique : aider les managers de demain à voir le monde tel qu’il est pour s’y intégrer avec plus d’aisance. Car les grands systèmes simplificateurs ont un défaut paradoxal : ils rendent les choses plus compliquées à appréhender.
- “The Cosmopolitan corporation”, par Pankaj Ghemawat, Harvard Business Review, mai 2011.