Quel impact sur le Brésil et ses entreprises ?
Le 28 octobre, cela fera un an que Jair Bolsonaro remportait l’élection présidentielle brésilienne avec 55% des voix. Volontiers clivant, controversé, Jair Bolsonaro a dû ce succès avant tout à sa volonté affichée de lutter contre la criminalité sous toutes ses formes, en premier lieu la corruption.
Des fléaux majeurs qui rongent le pays et handicapent grandement le redémarrage de l’économie.
Brésil – Corruption, trafic, violence, criminalité : vers la fin du cauchemar ? est un livre-enquête paru tout récemment [Editions Eska], où une vingtaine d’experts, français et brésiliens, dressent un état des lieux et explorent des pistes de sortie.
Quand on sait que les activités criminelles s’élèvent à 5,9% du PIB brésilien, soit environ 100 milliards d’euros, on mesure l’ampleur du phénomène ! Comment les entreprises réagissent-elles ?
Que doivent savoir les investisseurs étrangers ? Quelles conséquences pour les sociétés françaises ?
In fine, le Brésil va-t-il retrouver des raisons d’espérer ? Un proverbe local affirme que « Dieu est brésilien ».
Il faut bien cela pour que les Brésiliens gardent l’espoir chevillé au corps…
Un Eldorado lumineux mais périlleux
Cinquième pays au monde par sa superficie (15 fois la France), peuplé de 208 millions d’habitants, le Brésil est aujourd’hui la 8ème économie mondiale, juste derrière la France.
Dans son bilan géopolitique annuel (1), l’Institut français des relations internationales a accordé une place toute particulière aux mutations en cours en Amérique latine et dressé un bilan lucide de la situation politique à Brasilia : « L’élection de Jair Bolsonaro témoigne à la fois d’une crise propre au Brésil, où l’opinion se défie de la classe politique et proteste contre la corruption, et d’évolutions plus larges : difficultés économiques, mises en cause des classes moyennes dans toute l’Amérique latine… C’est le système politique du Brésil tout entier qui se trouve sous le choc. Sa recomposition dépendra de la capacité de Bolsonaro à honorer ses promesses, et donc largement de l’évolution de la conjoncture économique ».
Ancien militant d’extrême-gauche ayant vécu longtemps en exil, aujourd’hui journaliste, Fernando Gabeira ne disait pas autre chose de Bolsonaro à la revue Istoé (09/11/2018) après l’élection d’octobre 2018 pour expliquer ce basculement politique majeur : « Cela ne m’a pas surpris. Sa victoire confirme trois choses. D’abord, ce vote fut une grande critique du système politique. Bolsonaro a incarné une volonté de renverser la table. Ensuite, une possibilité de lutte contre la corruption. Et enfin, l’attente d’une politique de sûreté efficace. Bien qu’il ne sera probablement pas capable de tout cela, Bolsonaro a simplement exprimé ces idées avec plus d’emphase et d’une manière plus claire pour se faire comprendre du peuple. »
La lutte contre la criminalité et la corruption a donc constitué la clé-de-voûte de l’élection de Jair Bolsonaro à l’automne dernier.
On le comprend mieux en décortiquant le livre-enquête Brésil – Corruption, trafic, violence, criminalité : vers la fin du cauchemar ?, dirigé par deux fins connaisseurs du terrain brésilien, Nicolas Dolo et Bruno Racouchot.
Les chiffres bruts donnent le tournis : 65.602 homicides en 2017, soit 31,6 pour 100.000 habitants (pour mémoire pratiquement le double de celui du Mexique, quand en Europe, le même taux se situe entre 1 et 2 pour 100.000 habitants).
De 2007 à 2017, on recense ainsi 618.000 homicides au Brésil. Pour comprendre l’ampleur du fléau, rappelons que l’on a enregistré en 2017 dans le monde entier 3.314 homicides liés au terrorisme, alors que 3.400 meurtres étaient commis toutes les trois semaines au Brésil…
L’un des contributeurs à l’ouvrage, le géographe Hervé Théry (2), professeur à l’USP (Université de São Paulo) et l’un des meilleurs connaisseurs français du Brésil, note d’ailleurs très clairement : « Les thèmes de la violence et de l’insécurité ont tenu une place majeure dans la campagne pour les élections brésiliennes de 2018 et leur utilisation a été l’une des principales raisons du succès de Jair Bolsonaro. Le Brésil est, de fait, l’un des pays les plus violents au monde, avec des taux d’homicides plus élevés que bien des pays en guerre, dont la Syrie. Mais cette réalité tragique ne paraissait pourtant pas être une préoccupation majeure pour les pouvoirs publics et pour l’opinion brésilienne, qui semblaient la considérer comme une sorte de fatalité, jusqu’à la récente prise de conscience de ce qu’elle avait d’insupportable. »
Il faut dire que les données collectées en matière de criminologie sont sans appel.
Une enquête menée en 2016 montrait qu’un Brésilien sur trois comptait dans son environnement familial ou amical une victime d’assassinat.
Un constat qui aboutit à ce que 57% de la population juge sans barguigner qu’« un bon bandit est un bandit mort », expression reprise quotidiennement par Jair Bolsonaro lors de sa campagne électorale.
Le couple criminalité-corruption, talon d’Achille de la reprise
Cette insupportable réalité criminelle touche de plein fouet non seulement l’homme de la rue, mais aussi les entreprises et l’économie brésilienne dans sa globalité, notamment via une corruption faramineuse qui ronge le pays et sévit dans toutes les strates, administratives, juridiques, politiques…
Sans parler des prédateurs financiers, attirés par l’extraordinaire potentiel d’une économie brésilienne étonnamment prometteuse, en particulier de par sa biodiversité et ses fabuleuses ressources naturelles.
Les entreprises doivent donc impérativement connaître et intégrer dans leur pratique au quotidien un certain nombre de règles de base pour commercer ou s’installer au Brésil.
« Le Brésil dispose d’un immense potentiel, les perspectives d’avenir y sont prometteuses, mais nombre de mesures doivent être absolument prises – si possible très en amont – pour prévenir ou atténuer les risques des opérations commerciales dans un environnement où la violence et la corruption atteignent des niveaux alarmants. »
Contributeur à l’ouvrage cité, Laurent Serafini présente un profil atypique : titulaire de deux masters – en droit international et en administration d’entreprise – et d’un Global Executive MBA, membre de la direction de la Chambre de commerce et d’industrie franco-brésilienne de São Paulo, il a été officier de liaison de la Police française en poste au Brésil entre 2007 et 2011, avant de créer sa propre structure d’accompagnement des structures publiques ou privées (www.groupevelours.com).
Il déroule ainsi les précautions élémentaires à prendre au quotidien pour les expatriés et leurs familles, ce qu’il faut savoir des risques inhérents au transport de marchandises (les vols de cargaisons ont augmenté de 86% au Brésil entre 2011 et 2016), l’explosion des cyber-attaques…
Il rappelle aussi que dans son enquête mondiale sur la fraude et les crimes économiques qu’elle réalise tous les ans dans 123 pays, la société d’audit et de conseil PWC dresse un bilan sévère du Brésil : 50% des personnes interrogées ont ainsi déclaré que leur entreprise y avait été victime d’un type de fraude ou de crime économique, commis dans 58% des cas par des membres de l’entreprise…
Comme le précise Laurent Serafini, « on comprend que dans une telle configuration, les mécanismes de Compliance se révèlent être indispensables pour les entreprises qui souhaitent être en conformité avec les réglementations, surtout dans un contexte marqué par des scandales de corruption. Ce mouvement d’adhésion à l’éthique a été renforcé au Brésil avec la loi n ° 12.846 / 13, également appelée loi anti-corruption. La non-conformité à la loi peut conduire à des sanctions financières, administratives et judiciaires, tant pour l’entité juridique que pour ses dirigeants. »
De fait, en prenant les mesures de prudence qui s’imposent, le Brésil apparaît envers et malgré tout comme un formidable terrain de jeu économique pour les décennies à venir.
En l’espèce, la France possède de solides atouts et y a plus d’une carte à jouer.
A condition toutefois de se montrer moins « donneuse de leçons ».
Notre arrogance est à cet égard – et non sans raison – souvent pointée du doigt par nos amis brésiliens…
L’enjeu crucial des entreprises françaises au Brésil
Les échanges oratoires aigres-doux, pour ne pas dire violents, de cet été entre les Présidents Macron et Bolsonaro ne doivent cependant pas faire perdre de vue que la France a de gros intérêts au Brésil.
Ses entreprises y sont nombreuses, plus de 800, et implantées de longue date.
La France y est notamment le premier employeur privé étranger avec près de 500.000 emplois.
Aussi, comme l’a récemment dit lors de son passage à São Paulo Stéphane Witkowski, conseiller de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, « entre la France et le Brésil existent des relations solides et des partenariats stratégiques dans différents secteurs », ajoutant que les deux pays ont des relations directes qui ne passent pas nécessairement par le canal politique (3).
Dans la préface au Guide des affaires 2019 (4), édité en début d’année par la Chambre de commerce France-Brésil, l’ambassadeur de France Michel Miraillet rappelait que « la présence française au Brésil apparaît plus solide que jamais comme l’illustre le montant croissant du stock d’investissements directs français au Brésil, comparable à celui en Chine, alors que certains prétendent que le Brésil présenterait moins d’attrait pour les entreprises françaises que dans les années 2000. Il nous faut combattre cette perception faussée, contraire à nos intérêts vis-à-vis de ce pays au marché exceptionnel et qui a vocation à devenir l’un des tout premiers PIB de la planète. »
Alors, quel positionnement adopter pour les entreprises présentes au Brésil ou désireuses de s’y installer ?
Un peu plus de neuf mois après la prise de pouvoir de Jair Bolsonaro le 1er janvier 2019, où en est-on de la lutte contre la criminalité ?
Les premiers résultats sont certes insuffisants, mais néanmoins encourageants.
En comparant les chiffres 2018/2019, de janvier à mai, on note une baisse de 12% des viols, de 21% des homicides, de 26% des vols de véhicules, de 38% des braquages de banques…
Cependant, tous les experts s’accordent à dire que la seule répression ne suffira pas, que le pays devra faire preuve de pédagogie, consentir à de sérieux efforts en matière d’évolution des comportements, et surtout, il faut qu’il ait le courage d’engager de vraies réformes structurelles, administratives et juridiques.
Certes, le panorama dressé par Nicolas Dolo, Bruno Racouchot et les experts français et brésiliens qui les ont accompagnés, peut apparaître à maints égards comme sombre.
Mais, nous préviennent-ils, ce serait une erreur de croire que les Brésiliens puissent se laisser ainsi aller au découragement.
Excellent connaisseur du monde agricole et des questions environnementales du Brésil, le professeur Jean-Yves Carfantan me répondait – il y a un peu plus d’un mois – lorsque je l’interrogeais sur le fait de savoir s’il fallait malgré tout être optimiste quant au devenir du pays : « Trente-cinq ans de familiarité avec ce pays me permettent résolument de répondre oui. En plus de trois décennies, j’ai vu ce pays traverser des hauts et des bas, et parmi les bas, des crises extrêmement graves. Et j’ai toujours été surpris de la capacité de cette population, à la fois diverse et unie dans ses réflexes, à remonter la pente. Le drame du Brésil, c’est en un sens l’absence d’Etat, notamment face à la prégnance du crime organisé, mais c’est aussi, pour les Brésiliens, l’occasion de ne pas tout attendre d’une structure transcendante. C’est ce qui donne à ce peuple une capacité de résilience, d’adaptation, et pour tout dire un dynamisme, particulièrement utile pour affronter le monde dans lequel nous entrons. »
Un beau message d’espoir !
De fait, le Brésil s’impose comme un terrain prometteur à découvrir par les étudiants en école de management, soucieux d’explorer de nouveaux horizons mais dont les compétences géopolitiques permettront de mieux appréhender la réalité de ce pays.
Pour en savoir plus :
Brésil – Corruption, trafic, violence, criminalité : vers la fin du cauchemar ?, dirigé par Nicolas Dolo et Bruno Racouchot, éditions Eska, 175 p., 22 € –
Sauf mention particulière, les données sont tirées de ce livre. Hervé Théry, Laurent Serafini, Jean-Yves Carfantan – cités dans ce cas d’école – ont été contributeurs à l’ouvrage.
1/ Un monde sans boussole – Ramses 2020, sous la direction de Thierry de Montbrial et Dominique David, Institut français des relations internationales – Dunod, 2019, dossier L’Amérique latine en fusion, p.124, Bolsonaro : le grand malaise du Brésil.
2/ voir l’entretien qu’il a accordé l’an passé aux notes CLES : cliquez ici
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