Jan 162013
 

Un « dragon asiatique » face à ses interrogations

Fin 2012, le clip de musique le plus visionné de l’histoire de YouTube, avec plus d’un milliard de vues, n’était ni américain, ni même européen, mais sud-coréen ! Après quelques mois de diffusion, le succès du tube Gangnam Style est total. Sa chorégraphie a même été esquissée par le secrétaire général de l’ONU. À l’instar du « miracle » économique coréen, cette réussite ne doit rien au hasard. Elle est le fruit d’une stratégie portée à la fois par le secteur privé et par le gouvernement de Séoul. Si le pays était l’un des plus pauvres de la planète au lendemain de la guerre de Corée (1953), il est soixante ans plus tard la treizième puissance mondiale.

« La Corée du Sud n’est plus un pays émergent« , affirme la Direction générale du Trésor français. Elle fait « aujourd’hui intégralement partie du club des pays développés« . Il n’empêche que la croissance sud-coréenne s’essouffle. Élue en décembre dernier, la nouvelle présidente conservatrice Park Geunhye, qui prendra officiellement ses fonctions en février, devra répondre à des défis tant socio-économiques que de politique étrangère.

« Dragon asiatique », la Corée du Sud doit son développement économique à une politique volontariste proche du modèle japonais. « Développée par l’économiste japonais Kaname Akamatsu à la fin des années 1930, la théorie du vol d’oies sauvages est un processus de développement industriel que permet l’interaction entre un pays en développement et des pays plus avancés. […] Cette théorie repose sur trois phases : l’importation d’un produit donné, puis sa mise en production nationale avant son exportation – y compris le cas échéant vers le pays initial » (cf. CLES n°74, L’exportation high-tech,une question stratégique).

La péninsule a aussi bénéficié d’une politique étatique favorisant l’essor d’industries fortes et compétitives autour des Chaebol, conglomérats d’entreprises là encore d’inspiration japonaise. C’est notamment à partir des années 1960 – qui coïncident avec l’arrivée au pouvoir du dictateur Park Chung-hye, le père de l’actuelle présidente – que la Corée du Sud commence véritablement à exporter et à s’industrialiser. La crise financière asiatique de 1997 donne un coup de frein à la croissance coréenne, mais elle permet de mieux séparer les secteurs public et privé. Le résultat est aujourd’hui impressionnant : la Corée du Sud se situe aux premiers rangs mondiaux pour l’électronique grand public, la construction automobile et navale ou encore la sidérurgie. Mais, derrière ces succès, Séoul doit faire face à une société fragilisée par des inégalités grandissantes dans un contexte de ralentissement économique mondial.

Les Chaebol, piliers immuables de l’identité économique coréenne ?

Après le coup d’État de 1961, le général Park Chung-hee s’appuie sur une dizaine d’entreprises pour sortir la Corée du Sud du marasme économique. C’est autour de ces Chaebol – legs de l’occupation japonaise – que Séoul entend fonder sa nouvelle économie. Leurs héritiers les plus fameux sont aujourd’hui Samsung, Hyundaï, LG ou encore SK Group. Ils font partie du paysage identitaire sud-coréen. « Servir l’entreprise, c’est servir la patrie » a longtemps été l’un des slogans internes de Samsung.

La firme coréenne la plus célèbre fait figure d’emblème de l’excellence nationale. Le « trois étoiles » (Sam Sung en coréen) est d’ailleurs la plus grande entreprise technologique mondiale. Et il n’est pas anodin que la Corée du Sud soit justement le pays le plus connecté au monde, 80 % de ses habitants utilisant un smartphone. Le groupe Samsung génère plus de bénéfices qu’Apple, Google et Microsoft réunis ! Ramené à l’échelle coréenne, son chiffre d’affaires global (220 milliards de dollars en 2011) correspond à plus d’un cinquième du PIB du pays. Au total, Samsung représente à elle seule plus de 13 % des exportations de la péninsule. Mais Samsung, c’est d’abord un modèle d’entreprise original. Son fondateur, Lee Byungchull, était un simple épicier à la fin des années 1940, mais dont la volonté est aujourd’hui encore résumée par les trois valeurs officielles de la société : « devenir grand, devenir fort et durer éternellement« . C’est d’ailleurs ce à quoi s’emploie désormais son fils à la tête de l’entreprise.

Les sites de production sont répartis à travers la péninsule en huit districts qui sont autant de « villes fermées » avec leurs banques, leur police, leurs hôpitaux, leurs rues commerçantes, leurs stades,… et même leurs musées dédiés à l’histoire de la marque, volontairement confondue avec celle du pays. À Suwon, la Samsung Digital City réunit plus de 30 000 employés. Au total, ce sont près de 200 000 Coréens, dont 40 000 chercheurs, qui travaillent dans de pareils centres. La firme asiatique cultive un esprit d’entreprise qui n’est pas sans rappeler le paternalisme industriel en vigueur dans les cités minières du Nord de la France ou dans les company towns américaines du XIXe siècle. Sous le slogan « Pride in Samsung », les jeunes embauchés passent par une soirée d’intronisation annuelle digne des plus grands shows nord-américains. Ici, le collectif prime sur l’individu. Combien de temps cette conception « holiste » pourra-t-elle perdurer dans une société en pleine mutation ?

L’omniprésence des Chaebol dans la société sud-coréenne n’est pas sans poser problème. Elle déborde très largement la sphère économique. Les collusions entre acteurs économiques et décideurs politiques se font jour à l’occasion de la révélation de nombreux scandales. « Quand [le PDG de Samsung] est condamné à trois ans de prison avec sursis pour évasion fiscale en avril 2008, il est gracié l’année suivante par le président de la République en personne. Samsung est le premier annonceur de Corée du Sud […], ce qui lui assure la bienveillance des médias. Les journalistes qui se consacrent exclusivement aux sujets Samsung se voient offrir des bureaux permanents dans ses locaux« , résume le correspondant de La Tribune, Frédéric Ojardias. Pour l’heure, la présidente Park Geun-hye affiche sa volonté de relancer l’économie sur la base du traditionnel tandem Pouvoirs publics/Chaebol. En échange d’une plus grande transparence et d’une meilleure répartition des richesses ?

L’éducation, un moteur de l’ambition sud-coréenne au bord de l’implosion ?

L’affirmation de la Corée sur la scène économique mondiale n’aurait pu être réalisée sans un investissement conséquent dans l’éducation. C’est grâce à un remarquable effort en matière d’enseignement et de recherche que s’est construite l’industrialisation du pays. L’éducation reste un moyen de s’assurer d’une main d’œuvre hautement qualifiée – capable de maîtriser les cycles stratégiques de R&T et de R&D – et joue encore très largement son rôle d’ascenseur social.

Univers très compétitif, l’enseignement coréen est extrêmement exigeant au primaire et au secondaire. Ce sont les notes obtenues au sooneung (l’examen d’entrée du supérieur), à la fin du lycée, qui conditionnent l’inscription dans les meilleures universités du pays. L’efficacité du système éducatif est régulièrement soulignée dans les divers classements de l’OCDE. Ainsi, plus de 70 % des lycéens intègrent une université. Mais derrière les chiffres se cache une réalité plus sombre : fort taux de suicides, fragilités psychologiques, et… chômage !

Si l’obtention d’un diplôme multiplie les chances de trouver un emploi, elle ne le garantit pas. Loin de là, quand on sait que presque 40 % des diplômés du supérieur viennent grossir les rangs des demandeurs d’emploi ou des travailleurs précaires. Les conséquences de la dérive du système éducatif sud-coréen sont multiples et s’alimentent mutuellement. La première est que les dépenses pour les études sont très élevées, du fait du recours massif aux écoles privées, aux cours du soir et aux professeurs particuliers. La seconde est que le poids de cet investissement financier par enfant incite de plus en plus de familles à adopter des comportements malthusiens.

Le coût de l’éducation et la pression sociale exercée sur la réussite aux examens contribuent très vraisemblablement à l’inquiétant indice de fécondité sud-coréen, l’un des plus faibles au monde avec 1,23 enfant par femme (dynamique 2012). Afin de corriger les limites de son système éducatif, la Corée du Sud incite ses entreprises à engager du personnel peu diplômé. Le Chaebol Daewoo recrute ainsi dans ses chantiers navals des bacheliers, qu’elle prend le soin de former elle-même, rapporte The Economist. Mais l’hebdomadaire souligne que la plupart des grandes entreprises coréennes sont rétives à cette politique, leurs cadres étant issus de générations qui doivent leurs emplois à leurs diplômes.

Un environnement international particulièrement instable

Si le principal défi de la nouvelle présidence est d’ordre socio-économique, il ne doit pas masquer les complexes dossiers de politique étrangère. Il y a d’abord les relations avec une Corée du Nord à l’avenir toujours aussi incertain (cf. CLES n°53, Glaciation en Corée du Nord ?) et aux capacités militaires inlassablement améliorées, comme en témoigne le tir spatial réussi de décembre 2012. Le statu quo devrait néanmoins s’imposer entre les deux Corées, d’autant que Madame Park Geun-hye serait disposée à un dialogue mesuré.

Quant à ses autres voisins, « malgré d’importants échanges économiques et commerciaux, les relations avec le Japon restent difficiles. […] Comme les Japonais viennent de rappeler les conservateurs au pouvoir, avec un discours nationaliste très décomplexé, les deux partis conservateurs pourraient trouver de nombreux points de discorde. Paradoxalement, […] les relations avec la Chine semblent plus apaisées, à l’heure où la Corée du Sud a besoin du géant économique chinois, et de sa capacité en termes d’importations« , analyse Barthélémy Courmont, chercheur associé à l’IRIS et professeur à Hallym University en Corée. Les réalités économiques ne sont pas neutres. Si elles peuvent déboucher sur des conflits, elles suggèrent souvent un certain réalisme politique et diplomatique. De ce point de vue, la Corée du Sud sera intéressante à observer dans les cinq ans à venir.

Pour aller plus loin :