Mai 112017
 

L’éternel retour d’une question géopolitique majeure

CLES203L’actualité politique le confirme : l’opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de la Présidentielle a posé la question des frontières.

Frontières extérieures, bien sûr, l’une proposant de revenir aux frontières nationales quand l’autre, aujourd’hui élu, s’inscrit dans les limites européennes de libre circulation des biens et des personnes.

Frontières intérieures aussi, avec l’apparition d’une « cassure », selon Dominique Reynié (Fondapol) :
« Cette espèce de mouvement dans le monde démocratique – un mouvement très puissant et assez violent – emporte une bonne partie des sociétés.
Si on fait une comparaison de la géographie électorale du vote de rupture FN en France, par exemple, avec le oui en Turquie pour le référendum, avec la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, avec le succès du Brexit en Angleterre ou avec la prise de pouvoir du parti PiS en Pologne, il est très frappant de voir la même distribution géographique, c’est-à-dire le monde des grandes métropoles et le monde des petites villes et de la ruralité
. »

Un ouvrage à paraître aux éditions Chronique, Frontières, propose une synthèse à la fois claire, érudite et imagée d’une notion géopolitique que l’on a cru à tort dépassée.

« Délimiter, borner, être chez soi, les Etats recherchent obstinément cette sécurité », rappelait Fernand Braudel dans L’identité de la France (1985).

La frontière, comme « ligne exacte de rencontre des espaces où s’exercent respectivement les pouvoirs et droits souverains », selon la définition retenue par la Cour internationale de Justice, reste aujourd’hui encore l’un des piliers du droit et des relations internationales.

Mais pas seulement. Par son caractère naturellement évolutif, ainsi que par son ancrage dans la mémoire et les représentations des peuples, elle est une « fabrication des horizons » (Michel Foucher).

Comme le précise l’auteur de Frontières – Des confins d’autrefois aux murs d’aujourd’hui, Olivier Zajec, maître de conférences en Science politique à l’université Lyon III, la frontière renvoie « à l’univers contrasté des délimitations politiques, culturelles et stratégiques, dont la fonction protectrice aussi bien que la fragilité nous obsèdent de nouveau, en ces jours incertains ».

Frontières des pouvoirs

Si l’objectif premier des frontières est de borner un espace politique, où s’organise la vie des sociétés, leur « construction » et les fonctions qui en découlent sont extrêmement diverses.

Elles peuvent se faire « barrières » (la frontière-mur), « interfaces » (la frontière-pont), ou « territoires » (la frontière-zone).

« Elles peuvent aussi constituer un espace trouble, celui des confins, où se confondent les différences, et dont on ne sait vraiment où il commence et où il finit », observe Olivier Zajec.

La multiplication du nombre d’Etats « effondrés » ou « faillis » (16 pays en 2015 selon fundforpeace.org), et « la conjonction de flux humains de plus en plus importants (comme l’extension des migrations de grande ampleur) et de bouleversements politiques et culturels de plus en plus brutaux (comme l’extension transnationale de l’islamisme radical) », conduisent au retour à l’un des plus anciens systèmes, celui des « confins militaires ».

C’est notamment le cas en Tunisie, pour palier l’implosion du voisin libyen depuis 2011, ou en Algérie, pour faire face au Maroc et à la Tunisie, justement :
« Dans toute cette zone, la gestion militarisée des frontières désertiques semble retrouver la logique qui prévalait au IIe siècle après J.-C. », quand le limes romain se faisait « zone-tampon plutôt que mur de défense », afin de s’adapter à la configuration géographique de ces confins.

Plus à l’Est, c’est l’Arabie saoudite qui militarise ses frontières avec la Jordanie et le Koweït afin de s’isoler de l’Irak et faire obstacle à l’infiltration de milliers de terroristes, trafiquants et immigrants clandestins.

Le Saudi Border Guards Developpment Project a d’ailleurs désormais vocation à s’étendre au Sud, face aux rebelles houtistes du Yémen.

Les enjeux sécuritaires sont également économiques pour les entreprises qui se positionnent sur ces marchés, comme l’a démontré la récente polémique sur le positionnement du cimentier Lafarge-Holcim en vue de la construction du mur anti-clandestins promis par le président américain Donald Trump à la frontière du Mexique.

Les enjeux sont considérables : le marché mondial des frontières militarisées représentait déjà 17 milliards de dollars en 2011, et devrait atteindre 52 milliards d’euros d’ici 2020 selon une étude de Frost & Sullivan de 2014.

Il est vrai que le coût moyen (hors frais d’entretien) est estimé à 2 millions d’euros le km.

« Le plus long mur frontalier interétatique du monde, constitué de briques et d’une double ligne de barbelés, sépare aujourd’hui l’Inde et le Bangladesh, rappelle Olivier Zajec. Ses 3 200 km ont été érigés entre 1993 et 2013, pour un coût de 4 milliards de dollars. »

Initiatives et projets ne manquent pas : construction de 22 kilomètres de clôtures et de fils barbelés par la société Eurotunnel autour des rails du tunnel sous la Manche, en 2016 ; rehaussement récent, de trois à six mètres, des barrières de protection des enclaves espagnoles de Ceuta et Melila, sur la côte marocaine ; réfection à venir des 130 km de barrière érigés sur le plateau du Golan (coût estimé pour l’Etat hébreu : 130 millions de dollars) ; proposition par un député argentin de construction d’un mur à la frontière avec la Bolivie, dans le cadre du plan de lutte contre l’insécurité et le narcotrafic du président Maurizio Macri, qui a durci en janvier 2017 la politique migratoire de son pays…

Frontières des identités

Le phénomène frontalier entre indubitablement en résonance avec le concept d’identité. « Qu’on l’aborde d’une façon quelque peu irénique ou très strictement sécuritaire, la frontière suggère un rapport au monde – donc à soi – toujours singulier » (note CLES n°153, « Vers un grand retour des frontières ? », 26/02/2015).

En partant du mythique Rivage des Syrtes (Julien Gracq, 1951), Olivier Zajec propose un « tour d’horizon des limites établies par les hommes entre le Même et l’Autre ».

De « la transgression frontalière comme fascination de l’ailleurs », de l’étrange et de l’étranger, à la « fonction magique » et donc symbolique dévolue, dès l’Antiquité, à la délimitation d’un territoire, l’auteur ne masque pas l’ambivalence de la notion de frontière.

Davantage « écluse » que « mur » ou « pont », tout à la fois « coupure et couture », elle est aussi représentation idéologique et culturelle. Ainsi des frontières linguistiques en Belgique et des Peace Lines balafrant Belfast.

Ainsi, aussi, du découpage de la France d’Ancien régime en 83 départements par décret du 26 février 1790, pour effacer « les provinces traditionnelles de l’ancienne France » et acter la naissance d’un monde nouveau, ou encore de l’importance du mythe de la « Frontier » dans la formation de l’identité nationale américaine :
« Dire que l’histoire de l’Amérique se confond avec l’Open Frontier, c’est aussi dire que le mouvement de cette nation n’a de sens qu’à travers le mouvement même d’hommes en marche vers les grands espaces, la liberté, l’autonomie. […]
En matière de limites politiques, culturelles et identitaires, c’est en somme une logique impériale, celle des confins plus que celle de la frontière, que l’on retrouve ici. »

De même que « la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre » (Christian Jacob), « la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale » (Régis Debray – cf. note CLES n°12, « Réhabiliter les frontières ? », 17/12/2010).

Frontières des nouveaux espaces

« Confronté à l’accélération des circulations mondiales, le régime classique de gestion des frontières internationales fait face à des défis politiques, culturels et juridiques inédits », relève enfin Olivier Zajec.

Ces défis sont connus : migrations massives, polarisation croissante entre centres urbains mondialisés et périphéries oubliées qui posent la question des « frontières sociales du village global », gestion des espaces vides ou restés naturels (« frontières » et « corridors » écologiques)…

Dans le même temps, « l’espèce humaine s’approprie des espaces nouveaux, des abysses marins aux infinies perspectives de l’espace extra-atmosphérique ».

Ce qui ne suffit pas à évacuer la notion de frontière, si l’on songe à la question brûlante de l’Antarctique, à la délimitation complexe des Zones économiques exclusives (ZEE) ou encore aux « frontières orbitales », qui seront en réalité fixées par les premières puissances capables de maîtriser, non seulement les missions d’exploration, mais également l’agencement – « l’assujettissement » – de l’espace.

Déjà, une concurrence acharnée s’amorce entre le Global Positioning System (GPS) américain, opérationnel depuis 1995, et les nouveaux entrants russe (Glonass), européen (Galiléo) et bientôt chinois (Compass, à partir de 2020).

Certes, « les frontières mutent et se déplacent, prenant la forme de réseaux complexes pour s’adapter aux espaces ‘fluides’ comme le cyberespace ».

Mais même le cybermonde ne peut s’affranchir de la géopolitique la plus classique, celle de la géographie des câbles et systèmes internet :
« Il n’est pas vraiment possible, même dans le cas chinois, de sanctuariser un territoire du reste du cyberespace.
Mais le contrôle des colonnes vertébrales physiques du réseau permet à un Etat une politique efficace de surveillance, d’espionnage et de blocage, que ce soit pour protéger ses intérêts…
ou mieux surveiller sa population en restreignant sa liberté d’expression.
Les noeuds de données, les stations de réception des câbles sous-marins, ces câbles eux-mêmes, forment une géopolitique des tubes qui, loin d’être ‘dépassée’ à l’ère numérique, représente au contraire un enjeu stratégique majeur du futur »
.

Ce qui fait entrevoir à l’auteur, à juste titre, « le bel avenir des frontières ».

Pour aller plus loin :

  • Frontières. Des confins d’autrefois aux murs d’aujourd’hui, par Olivier Zajec (cartes : Jean-Philippe Antoni), Chronique éditions, à paraître (16 juin 2017) ;
  • L’obsession des frontières, par Michel Foucher, Perrin, 2007 (rééd. 2012), 240 p., 8,50 €;
  • Éloge des frontières, par Régis Debray, Gallimard, 2010, 96 p. 7,90 € ;
  • « A quoi servent les frontières ? », 7e Festival de géopolitique de Grenoble, mars 2015, www.festivalgeopolitique.com

 

 

Sorry, the comment form is closed at this time.