Chypre assure la présidence de l’Union européenne depuis le 1er juillet. C’est une première, et une situation inédite, compte tenu du contentieux qui oppose ce pays membre de l’UE à un pays candidat à l’adhésion : la Turquie. Tandis que le veto de Nicosie bloque l’ensemble du processus d’adhésion de la Turquie, Ankara a déclaré qu’elle gèlerait pour six mois ses relations avec l’UE. Simultanément, l’île, qui constitue un véritable « balcon sur le Proche Orient », est l’objet de nouvelles tensions. Nicosie a lancé une vaste campagne de prospection dans sa zone économique exclusive (ZEE), à la recherche d’hydrocarbures. Cette initiative s’accompagne d’un rapprochement avec Tel Aviv, provoquant l’ire de la Turquie. La question chypriote est ainsi devenue pour les chancelleries européennes un véritable casse-tête. Depuis l’échec du plan Annan en 2004, les perspectives de réunification s’éloignent. Combien de temps pourra durer, sans heurts, cette situation de statu quo dans une région en plein bouleversement ?
Troisième île de la Méditerranée par sa superficie, Chypre occupe avec ses 9 000 km2 « un emplacement stratégique au croisement de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie », écrit le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, dans son traité de géopolitique, Stratejik Derinlik (Profondeur Stratégique). Elle se situe à 800 km de la Grèce continentale mais… à 70 km des côtes turques. Flanc sud de l’Anatolie, Chypre contrôle le débouché des rares ports turcs qui ne font pas face à des îles grecques. Selon les mots d’un homme d’Etat turc, l’île « transperce la Turquie comme une dague. Elle est vitale du point de vue de la sécurité. Elle ne doit pas se retrouver dans les mains de l’ennemi ».
Aphrodite convoitée
Dédiée à la déesse de l’amour par les Grecs, Chypre est conquise par les Ottomans en 1571, et reste dans le giron de la Sublime Porte jusqu’à la fin du XIXe siècle. Des tribus nomades turbulentes d’Anatolie centrale y sont expédiées pour contrebalancer le poids démographique des autochtones Grecs. S’ils ne représentent que 18 % de la population insulaire, les Turcs détiennent la majeure partie des surfaces cultivées.
En 1878, face aux appétits russes dans les Balkans, la Porte cède l’île au Royaume-Uni en échange du soutien de la Navy. Mais à partir des années 1950, les Grecs chypriotes engagent la lutte armée et réclament leur rattachement à la Grèce – l’Enosis. Londres s’agrippe à cet ultime point d’appui en Méditerranée orientale après son éviction du canal de Suez, en 1956. Suivant l’adage « divide and rule » et afin de s’attribuer le rôle d’indispensable arbitre, les Britanniques décident de réintroduire les Turcs dans les affaires de l’île. Sous leurs auspices, Grecs et Turcs signent en 1960 des accords qui proclament l’indépendance du territoire sur les bases d’un système constitutionnel complexe. Les puissances garantes des traités (Grèce, Turquie, Royaume-Uni) conservent une présence militaire permanente dans l’île d’Aphrodite, dont deux bases militaires britanniques détenues en pleine souveraineté. Ces installations permettent encore aujourd’hui aux Britanniques d’étendre leur système d’écoute jusqu’à la Sibérie… Véritable usine à gaz, la constitution se révèle dans les faits inapplicable. Les relations entre les deux communautés se tendent. Dans ce contexte, explique Jean-François Drevet, auteur de Chypre entre l’Europe et la Turquie, « les Chypriotes turcs se sont sentis condamnés à l’exil comme l’avaient été antérieurement leurs coreligionnaires de Crète ou de Rhodes. Aussi, le gouvernement turc s’est prononcé en faveur d’un partage de l’île avec la Grèce. La population chypriote turque a donc été incitée à défendre cette position avec le slogan ‘la partition ou la mort’. »
L’impossible réunification
En 1974, Ankara prend prétexte d’un coup de force fomenté par la junte militaire d’Athènes pour intervenir en tant que puissance garante des accords de 1960 et protectrice naturelle des minorités turques : c’est l’opération Attila. La Turquie s’empare de 38 % de la superficie de Chypre, donnant lieu à un vaste transfert de population. 180 000 Grecs fuient le nord envahi, tandis que 45 000 Turcs quittent le sud de l’île. Pour consolider cette emprise territoriale, Ankara installe des dizaines de milliers de colons anatoliens, ainsi qu’une importante garnison. Dans un deuxième temps est créée la République turque de Chypre (1983). Hormis Ankara, elle n’est reconnue par aucune capitale. Longtemps, l’administration turque rêve du modèle taiwanais et pense pouvoir imposer une situation de fait au droit international. Mais l’économie du nord est grevée par une fonction publique pléthorique, au fonctionnement clientéliste. L’isolement génère des coûts de transaction élevés qui découragent les investisseurs. Cette économie sous perfusion fait de « Chypre nord un département d’Outre-mer aux standards anatoliens », analyse Jean-François Drevet.
L’arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs en Turquie (2002) bouleverse la donne. Pour les islamistes, « la non-solution n’est pas une solution ». Il faut donc, en ménageant au mieux les intérêts de la Turquie, sortir du statu quo. Par ailleurs, le problème chypriote est devenu une question européenne : il ne peut y avoir d’adhésion possible de la Turquie à l’UE sans règlement préalable du différend. Or dans l’esprit des islamistes, la marche vers l’Europe est le « levier d’Archimède » qui permettra de renvoyer pacifiquement l’armée, gardienne de la laïcité, dans ses casernes. Les négociations débouchent sur le plan Annan en 2004, au moment où Chypre rejoint l’Union européenne. L’accord, qui sera finalement repoussé, devait entériner la division de l’île, dans le cadre d’un statut confédéral aux liens très lâches. Ainsi, note Tancrède Josseran, auteur de La nouvelle puissance turque, « il créait deux économies distinctes, deux banques centrales et deux politiques monétaires séparées. Si les Turcs s’engagent à rétrocéder une partie des terres conquises, à évacuer leurs troupes, l’accord ne prévoit pas de possibilité de retour des Grecs expulsés. De même, Chypre n’aurait pas eu le droit de disposer sans l’accord d’Ankara de son espace aérien et maritime. En d’autres termes, Ankara aurait conservé l’essentiel de ses positions tout en acquérant légalement un droit de regard sur les affaires de la partie sud de l’île. Pour toutes ces raisons, si le plan Annan est approuvé par 65 % des Chypriotes turcs, il est en revanche rejeté par 75 % des Chypriotes grecs ».
Depuis, peu de choses ont changé. Présidence européenne de Chypre ou non, la Turquie campe sur ses positions. Depuis plus d’un quart de siècle, Ankara dénie toute existence légale aux autorités de Nicosie. Le contraire équivaudrait à reconnaître l’illégitimité de l’intervention armée de 1974, et par voie de conséquence l’inanité de la présence turque au nord de l’île… Or, pour obtenir le commencement des négociations d’adhésion avec Bruxelles, la Turquie a signé en 2004 un protocole impliquant l’ouverture de son espace aérien et maritime à tous les membres de l’UE – Chypre y compris… Les négociations entamées, Ankara a refusé d’appliquer l’accord, ou plutôt l’a subordonné à la reconnaissance des autorités du nord, d’où le blocage par Nicosie du processus d’adhésion. En d’autres termes, la Turquie, au nom de la défense de ses intérêts nationaux, pose ses conditions. A la différence des autres pays candidats, « les Turcs estiment faire des concessions en acceptant l’acquis et exigent des contreparties », remarque Jean-François Drevet.
Si près de l’Anatolie…
Avec la disparition de l’URSS, de nouvelles voies se sont ouvertes pour l’extraction des ressources énergétiques d’Asie Centrale. Comme le remarque Ahmet Davutoglu, ces nouvelles routes « passent par la Méditerranée orientale et le golfe d’Iskenderun, et celles allant d’Aden à Suez et par la Mer Noire au Bosphore sont au bord de l’asphyxie. A l’intersection de ces routes maritimes, Chypre est un paramètre essentiel ». L’existence de gisements de gaz au large de Chypre renforce l’intérêt d’Ankara. Selon certaines estimations, ces réserves se chiffreraient à 400 milliards de dollars. Ces champs gaziers s’étendent également dans les eaux libanaises et israéliennes. Si Tel-Aviv et Nicosie ont fixé les limites de leurs ZEE, les Turcs refusent aux Chypriotes grecs le droit de délimiter leur zone exclusive tant que le sort de l’île reste en suspens. Régulièrement, la marine turque entrave les campagnes de prospection des Chypriotes grecs. En réalité, ces tensions sont révélatrices d’une guerre énergétique cachée. Les Turcs ont compris qu’avec l’abandon partiel du projet Nabucco – un gazoduc reliant l’Iran et les pays de la Transcaucasie à l’Europe centrale – le rôle stratégique de l’Anatolie en tant que collecteur énergétique des richesses d’Asie Centrale et de la Caspienne pouvait être remis en question. De surcroît, en cas de mise en exploitation du gaz chypriote et israélien, non seulement Chypre accéderait à l’autosuffisance énergétique, mais elle pourrait exporter son gaz vers l’Europe, via la Grèce. Il est probable que la production israélienne suivrait le même chemin. Benjamin Netanyahu a inauguré récemment sur l’île un vaste complexe industriel destiné à produire du gaz liquéfié transportable par méthaniers. Conscient de la dégradation de leurs liens avec Ankara, mais aussi de la nécessité de sécuriser leurs ressources, les Israéliens travaillent en effet à la constitution d’une alliance de revers contre la Turquie, qui inclurait non-seulement Chypre mais aussi la Grèce, voire la Bulgarie et la Roumanie.
Néanmoins, dans l’immédiat, la république insulaire, adossée économiquement à Athènes, se débat dans une crise financière aiguë. Ses banques ont été laminées par la restructuration de la dette grecque. Nicosie vient d’ailleurs de demander en urgence une aide financière à Bruxelles. Si le PIB de l’île ne représente que 0,2 % de celui de l’Eurogroupe, la refinanciarisation du secteur bancaire chypriote exige quand même 4 milliards d’euros. Les Chypriotes, classés comme emprunteurs à risques, sont à la recherche d’autres pays créditeurs comme la Chine ou la Russie. Cette démarche jugée déloyale a provoqué le courroux de Bruxelles…
Pour toutes ces raisons, et au vu de sa faible marge de manoeuvre, Chypre ne devrait pas profiter de sa présidence de l’UE pour faire avancer son propre agenda. Au contraire, elle s’orienterait vers un attentisme prudent. Des deux côtés, c’est donc le statu quo qui domine. En Turquie, résume Jean François-Drevet, « on estime que le problème de Chypre a été résolu en 1974 et qu’il faut simplement attendre que l’autre partie reconnaisse le fait accompli ».
- Union Européenne 2012. La présidence chypriote et la question turque, par Charalambos Petinos, l’Harmattan, 149 p.,15,5 € ;
- Chypre entre l’Europe et la Turquie, par Jean-François Drevet, Karthala, 246 p., 23 € ;
- Stratejik Derinlik, par Ahmet Davutoglu, Kure, 584 p., 15 € ;
- La nouvelle puissance turque, par Tancrède Josseran, Ellipses, 219 p., 17 €.