Quarante siècles d’aventures géopolitiques entre l’Orient et l’Occident
Quel événement international a-t-il pu réunir, en 1869, l’impératrice Eugénie, un bon millier de célébrités du monde entier, les premiers photographes de presse, une kyrielle d’écrivains, des navires de toutes les flottes, un projet de statue monumentale de Bartholdi (1) et un opéra (2) commandé spécialement à Giuseppe Verdi ?
Ces festivités grandioses ont marqué l’inauguration du tout nouveau canal de Suez par Ismaïl Pacha, premier « khédive » et modernisateur de l’Égypte.
Cette célébration euphorique du progrès achevait ainsi le premier épisode d’une saga commencée quarante siècles plus tôt.
C’est ce que raconte la superbe exposition proposée par l’Institut du Monde Arabe (ouverte jusqu’au 5 août), L’Épopée du Canal de Suez – Des pharaons au XXIe siècle (3).
Aujourd’hui, après une nationalisation, trois guerres et 8 ans de fermeture, le canal de Suez assure le passage de 8% du commerce maritime mondial et rapporte à l’Égypte 5 milliards de dollars annuels.
Mais les tensions politiques, religieuses et militaires qui agitent encore cette région sensible indiquent que son histoire n’est peut-être pas terminée.
Circulation, commerce et affrontements…
La bande de terre de 125 kms qui sépare la mer Rouge de la Méditerranée est le point de jonction entre l’Afrique et l’Eurasie.
Comme l’écrit l’historienne Ghislaine Alleaume, « […] elle était traversée de routes majeures, vers la Syrie et la Palestine au nord, vers l’Arabie pétrée et le Hedjaz à l’est, et par la mer Rouge, elle s’ouvrait sur l’océan Indien au sud. » (4)
Pendant la XIIe dynastie, le pharaon Sésostris III (5) y fait creuser un premier canal pour relier la mer Rouge, le Nil et la Méditerranée. L’ouvrage semble avoir été abandonné après le règne de Ramsès II.
Le conquérant perse de l’Égypte, le roi Darius Ier, termine l’ouvrage vers -550 et, pendant les 10 siècles suivants, le canal est exploité, modifié, détruit et remis en état à de nombreuses reprises.
« Le commerce était prospère, relate l’égyptologue française Christiane Ziegler, les épices et les soieries arrivaient d’Inde et de Chine, les produits africains d’Éthiopie. » (6).
Le canal est ensuite définitivement comblé par le calife Al-Mansur pour isoler la ville de Médine qui s’est révoltée.
En 1498, Vasco de Gama ouvre une nouvelle route commerciale contournant l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance.
Évitant ainsi de payer au sultan d’Égypte les taxes de commerce et de transport terrestre des épices, les Portugais peuvent offrir des prix plus bas que les Vénitiens à leurs clients européens…
En 1504, le Sénat de la Sérénissime propose donc de creuser un canal reliant la mer Rouge à la Méditerranée, dont la réalisation est empêchée par l’instabilité politique de l’Égypte.
Un peu plus tard, en 1586, le coût très lourd de la guerre de Perse ajourne un projet identique défendu auprès du Sultan Mourad III par son Grand Amiral de la Flotte, Euldj Ali.
Le 12 avril 1798, pour assurer à la France la maîtrise de la Méditerranée et de la mer Rouge, et contrer les ambitions de l’Angleterre, le Directoire décide d’envoyer en Égypte le jeune général Bonaparte à la tête d’une expéditions de soldats et de savants.
Parmi eux, Jacques-Marie Le Père, directeur des Ponts et Chaussées, défend « la possibilité de […] rendre continue, par l’eau, la communication entre la mer Rouge et Alexandrie » (7).
Cette hypothèse ambitieuse séduit très vite Prospère Enfantin, ingénieur et leader du mouvement philosophique saint-simonien, lequel, selon Philippe Régnier, directeur de recherche au CNRS, rêve d’un « réseau euro-méditerranéen de transports, de circuits financiers et de liens industriels, dont l’ultime finalité serait d’installer la « paix universelle » en mettant fin à trente siècles d’hostilités entre l’Orient et l’Occident. » (8).
C’est le jeune consul Ferdinand de Lesseps qui introduit les saint-simoniens auprès du vice-roi d’Égypte, Mehemet Ali. Mais rien ne débouche de cette première rencontre…
Attaché au projet de canal, Enfantin fonde en novembre 1848 la « Société d’études du canal de Suez » qui associe ingénieurs réputés et financiers anglais, allemands et français.
De Lesseps, qui a quitté la diplomatie pour se consacrer au projet, s’est lié d’amitié avec Saïd Pacha, gouverneur d’Égypte. Celui-ci accorde au Français le premier acte de concession du terrain.
Immédiatement les Anglais s’opposent à ce « firman » (9) qui, selon eux, donne trop d’influence à la France sur la route commerciale des Indes et concurrence frontalement leur projet de chemin de fer.
Les Français commencent les travaux le 25 avril 1859. Malgré plusieurs interruptions orchestrées par l’Angleterre, et grâce au soutien affirmé de Napoléon III, ils se poursuivent pendant 10 ans.
Lors de l’inauguration, l’Égypte détient 44% du canal, le reste appartenant à 21.000 actionnaires, majoritairement français.
Les turbulences géopolitiques de l’ère moderne
« L’isthme coupé devient un détroit, c’est-à-dire un champ de bataille […]. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l’occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. »
Ainsi Ernest Renan résumait-il les nouveaux enjeux du canal (10). En effet, écrit Caroline Piquet, maître de conférence en histoire contemporaine, « situé entre l’Europe et l’Asie, entre la Méditerranée et le golfe Arabo-persique, le canal de Suez se trouve au coeur des conflits impériaux, territoriaux et commerciaux des XIXe et XXe siècles » (11).
À la mort de son premier soutien, Mohamed Saïd, Ferdinand de Lesseps est accusé par l’Angleterre – l’influence et le lobby, déjà… – de faire un usage inhumain de la « corvée » (12).
Pour restaurer une image plus proche des rêves humanistes saint-simoniens, la Compagnie décide alors de remplacer les fellahs par de puissantes excavatrices à vapeur et des ouvriers étrangers, choix qui accélère considérablement les travaux.
Très vite, la Grande-Bretagne comprend que le canal est un formidable outil de commerce avec l’Inde.
En 1875, les déboires financiers de l’Égypte lui permettent de racheter à bas prix 44% de la Compagnie dont elle devient ainsi le premier actionnaire. En 1882, les Anglais occupent l’Égypte.
Ils imposent à la Compagnie de Suez un nouvel accord et prennent ainsi le contrôle du canal au détriment de la France.
Pour apaiser ces tensions, la conférence de Constantinople affirme en 1888 le principe de « l’intérêt universel du canal de Suez, en temps de paix comme en temps de guerre ».
Mais la Première Guerre Mondiale change la donne : la Grande-Bretagne place l’Égypte sous protectorat pour garder le contrôle d’un canal devenu militairement stratégique.
À la fin de la guerre, l’Italie et l’Allemagne vont revendiquer une place au conseil d’administration de la Compagnie de Suez.
La presse des deux pays – encore un jeu de soft power avant l’heure ! – conteste la suprématie franco-britannique. Mais, en 1936, le traité de Londres confirme au Royaume-Uni son monopole sur le canal pour une durée de 20 ans.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, « le canal, explique encore Caroline Piquet, représente une artère vitale du dispositif allié au Moyen-Orient qui permet, en Méditerranée, l’approvisionnement des bases militaires en pétrole et l’acheminement des troupes de l’Inde, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande. » (13)
Les désaccords franco-britanniques perdurent après la guerre, mais l’Égypte a compris que la neutralité officielle du canal masque un puissant levier d’influence pour le Royaume-Uni… Dès lors, sa reconquête va devenir un enjeu politique primordial pour les Égyptiens.
En 1947, l’Inde est devenue indépendante. Protéger la « route de l’Inde » n’a plus de raison d’être et la Grande-Bretagne peut donc retirer ses troupes de l’est de Suez.
En revanche, le pétrole a acquis une importance vitale pour les économies européennes. Le canal de Suez est devenu sa principale voie d’acheminement et l’Europe rechigne à en abandonner le contrôle et les bénéfices à l’Égypte.
Le 8 octobre 1951, Moustapha el-Nahhas Pacha, Premier ministre, dénonce le traité de 1936, déclenchant une série de violences.
Émeutes, attentats, actes de guérilla font des centaines de morts, plus de 400 dans les rangs britanniques dont le retrait définitif s’achève en juillet 1956.
Car le 26 juillet 1956, le colonel Nasser, qui s’est emparé du pouvoir quatre ans avant, proclame la « nationalisation » du canal de Suez et transfère le capital de la Compagnie à la toute nouvelle Suez Canal Authority.
Ce coup de main économique s’accompagne d’un discours brutal contre la présence « coloniale » de l’Angleterre au Proche-Orient et de la France en Algérie.
Le 29 octobre suivant, la Grande-Bretagne, la France et Israël lancent leurs troupes dans « l’opération Mousquetaire » et s’emparent du canal de Suez, au prétexte de restaurer dans leurs droits les actionnaires spoliés.
Menacés de sanctions économiques et militaires par les États-Unis et l’URSS, désavoués par les Nations unies, les trois alliés sont obligés de quitter le pays. Nasser a gagné son pari, entraînant la ruine de nombreux actionnaires européens et égyptiens.
De fait, analyse Caroline Piquet, « la crise de Suez signe le déclin de l’influence des deux puissances européennes au Moyen-Orient, tandis que les États-Unis et l’URSS vont désormais y jouer un rôle de premier plan. » (14)
Extension du domaine des conflits
Les zones sensibles perdurent malgré les transformations géopolitiques et les évolutions historiques. Si leurs causes directes changent, les mêmes tensions et les mêmes conflits ressurgissent souvent aux mêmes endroits.
Ainsi, en juin 1967, à l’occasion de la « guerre des Six jours », Israël occupe le Sinaï et la rive est du canal, qui sera fortifiée par la ligne Bar-Lev.
En octobre 1973, l’Égypte et la Syrie attaquent Israël pendant les fêtes juives du Kippour.
Leurs armées pénètrent profondément dans le Sinaï avant que les forces israéliennes ne reprennent l’offensive et traversent à leur tour le canal de Suez dans l’autre sens.
Quinze mois de déminage et de travaux sont nécessaires avant sa réouverture officielle, le 5 juin 1975, par le président Anouar el-Sadate.
Le canal sera donc resté fermé 8 ans, poussant les armateurs à affréter des « supertankers » qui contourneront à nouveau l’Afrique pour approvisionner l’Europe en pétrole.
De fait, le cas d’école que constitue le canal de Suez nous apprend que les couloirs maritimes restent toujours des points d’affrontement commercial et militaire, même si les intérêts et les acteurs se renouvellent au fil de l’histoire.
Il met aussi en relief la fragilité des frontières entre logique marchande et logique militaire.
Enfin, il montre que la géostratégie la plus cynique s’accompagne souvent d’un discours historique, philosophique ou religieux censé la légitimer en profondeur.
Des leçons à garder à l’esprit pour les nouveaux passages maritimes qui s’ouvrent en Arctique, les « Nouvelles Routes de la Soie » et autres « Colliers de Perles » en Mer de Chine,…
Pour en savoir plus :
L’Épopée du Canal de Suez, (collectif), Gallimard/Musée d’Histoire de Marseille/Institut du Monde Arabe, mars 2018.
1/ Faute de moyens, le projet de phare monumental ne vit pas le jour. Bartholdi modifia ses esquisses et l’oeuvre devint… La Liberté éclairant le monde, inaugurée à New York en 1886.
2/ Composé d’après une intrigue de l’égyptologue Auguste-Édouard Mariette, l’opéra Aïda connut un grand succès dès sa première représentation au Caire, le 24 décembre 1871.
3/ Exposition de l’Institut du Monde Arabe, à Paris, du 28 mars au 5 août 2018.
4/ L’Épopée du Canal de Suez, page 28
5/ -1878 à -1842.
6/ Ibidem, page 24.
7/ Description de l’Égypte, Ouvrage collectif, Volume 11
8/ Ibidem, page 34
9/ Un « firman » est un décret royal émis par un souverain dans les pays islamiques.
10/ Discours de réception de Ferdinand De Lesseps à l’Académie française en 1885.
11/ Ibidem, page 38.
12/ Cette pratique millénaire remonte à l’Égypte des pharaons. May Farouk, maître de conférences à l’Université du Caire, rapporte que, pour éviter des dépenses supplémentaires et les risques d’une utilisation massive de travailleurs étrangers, Saïd Pacha décida de fournir 25.000 fellahs tous les mois. Mal outillés, mal nourris, frappés, victimes d’épidémies, ceux-ci moururent par milliers.
13/ Ibidem, page 43.
14/ Ibidem, page 44.
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