Analyse géopolitique et raisonnement stratégique ont partie liée, tout particulièrement dans le monde instable qui est le nôtre. Qu’elle soit conçue et conduite par un Etat ou une entreprise, une stratégie s’inscrit nécessairement dans un milieu donné, où il s’agit de conserver sa liberté de mouvement – et donc d’action. Comme le rappelle Dominique David, directeur exécutif de l’IFRI : « Raisonner stratégiquement, c’est s’efforcer de penser avec rigueur dans un environnement confl ictuel en perpétuel changement ». Consciente des enjeux, la France a fait de l’anticipation stratégique une priorité. Elle s’est pourtant laissée surprendre par les bouleversements géopolitiques du « printemps arabe »…
La publication du rapport du sénateur (UMP) Robert del Picchia, au début de l’été, a fait l’effet d’une bombe dans les salons feutrés du Quai d’Orsay. Consacré au « renforcement de la fonction d’anticipation stratégique depuis les Livres blancs de 2008 », son diagnostic est particulièrement sévère pour l’administration et les décideurs politiques.
Les deux Livres blancs (défense et sécurité nationale, politique étrangère et européenne de la France), mais aussi le rapport Bauer sur la formation et la recherche stratégique (mars 2008), à l’origine de la création du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS), avaient consacré la reconnaissance d’une fonction stratégique à part entière en matière de « sécurité globale ». Ces travaux ont ouvert cinq pistes d’action nouvelles et concrètes : exploitation des sources ouvertes et effort d’analyse par le réseau diplomatique, renforcement des structures d’anticipation stratégique, pluridisciplinarité et mise en réseau, création d’une « communauté française de la pensée stratégique » visible et entendue, ou encore meilleure association de l’outil d’analyse stratégique aux prises de décision de l’appareil politique.
Cette nouvelle organisation visait notamment, mais explicitement, à anticiper les « grandes évolutions de l’environnement international », en s’appuyant sur le deuxième réseau diplomatique au monde (après celui des Etats-Unis). Il n’a pourtant pas été en mesure de prévoir les trois plus récentes crises à l’échelle mondiale : faillite de Lehman Brothers, « printemps arabe », crise nucléaire majeure au Japon (à savoir son impact sur l’avenir de la filière nucléaire)… Dès lors, la diplomatie française serait-elle « désemparée ou
inaudible » ? Où sont les failles ?
Une critique sévère mais en partie fondée
Pour le sénateur del Picchia, nous avons assisté à un « aveuglement collectif » de l’appareil d’Etat. Et de mettre en cause le poids d’un certain « dogmatisme » ou « enfermement systémique », producteur d’ »une pensée monolithique » qui tend à « se substituer à la vision réaliste des relations internationales (et) empêcher un regard lucide, documenté, analytique, des relations internationales et une action efficace ». Entendu par le rapporteur, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine fustige ce cadre idéologique immuable, toujours présent, qui ne saurait envisager qu’ »une évolution inéluctable du monde vers la démocratie, sous influence ou ingérence occidentale, comme l’aboutissement ultime de l’Histoire ».
A cette véritable doxa s’ajouterait un conformisme intellectuel plus général, qui voit les faits anormaux ou dérangeants négligés au profit de ceux qui confortent les certitudes acquises, ou le poids de l’émotion et de l’urgence s’imposer dans le choix des sujets à traiter, au détriment des mouvements de fonds et signaux porteurs d’avenir.
Les insuffisances constatées ne seraient pas donc pas liées aux infl exions décidées en 2008, mais aux diffi cultés et retards pris dans leur mise en œuvre : « en dépit d’une réelle prise de conscience, tant au niveau politique qu’administratif, de cette nécessité, la situation avait pourtant peu évolué au sein du Quai d’Orsay depuis 2008, malgré la transformation, en 2010, du CAP [Centre d’analyse et de prévision] en direction de la prospective ». Le sénateur del Picchia se félicite d’ailleurs des avancées réelles observées, a contrario, au sein du ministère de la Défense (avec la création du Comité de cohérence de la recherche stratégique et de la prospective de défense – CCRP – en septembre 2010 et le renforcement des moyens accordés à la Délégation aux affaires stratégiques – DAS – dès 2009). Il rappelle également que les efforts attendus du Quai d’Orsay s’inscrivaient dans un contexte de forte contraction budgétaire : »la révision générale des politiques publiques (RGPP) a singulièrement affecté le ministère, et ses objectifs ont pu entrer en conflit avec l’effort annoncé du renforcement de cette direction [de la prospective], dans un contexte de fortes réductions des effectifs du ministère »…
Une priorité : refuser les œillères et développer les synergies
public-privé
Il serait cependant injuste d’accabler la France.
La plupart des autres puissances sont confrontées aux mêmes défi s. En particulier les Anglo-saxons, qui se fl attent pourtant d’une tradition à la fois sérieuse, pragmatique et libérale en matière de réfl exion stratégique – ce dont leurs nombreux think tanks témoigneraient. Mais les diplomates britanniques en poste au Caire n’ont pas mieux décrypté le potentiel explosif de la contestation anti-Moubarak que nos propres services la « révolution de jasmin » tunisienne. Et nombre d’erreurs stratégiques commises par l’administration Bush en matière de politique étrangère auraient pu être évitées si la réflexion stratégique dans les structures administratives et politiques américaines avait été plus diverse, plus libre d’esprit et plus objective…
A contrario, notre pays dispose d’un remarquable corps de pensée stratégique : la culture stratégique de la France – sa capacité à se penser en tant qu’acteur stratégique – est l’héritage d’une riche histoire militaire dont cette culture s’inspire. Mais cette pensée stratégique n’est toujours pas suffisamment institutionnalisée, c’est-à-dire organisée et surtout reconnue. C’est l’un des enjeux principaux des réformes engagées en 2008. La création d’une « communauté française de la pensée stratégique » visible et entendue,
l’accent mis sur la pluridisciplinarité et la mise en réseau de tous les acteurs concernés (civils et militaires, administrations et entreprises, centres de recherche et organisations professionnelles, écoles et universités…) répondent à un impératif évident : partager, renouveler et faire circuler la connaissance nécessaire à l’appréhension d’un monde de plus en plus complexe et changeant. La diversité des sources, des acteurs et des méthodes est sans doute la meilleure méthode pour approcher la diversité du monde qui vient.
Comme l’a souligné Hervé Coutau-Bégarie, président de l’Institut de stratégie comparée au sein de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), à propos des nombreux travaux de réflexion stratégique publiés par des auteurs, civils et militaires, français : « Il y a là un vecteur d’influence que nous n’utilisons pas assez. […] Les idées ne coûtent pas cher, elles peuvent rapporter si l’on est capable de les entretenir en un véritable courant et d’approvisionner un débat ».
La publication du rapport du sénateur del Picchia vient donc utilement rappeler que la prise de décision stratégique, à l’international, ne peut faire l’impasse sur une analyse géopolitique sérieuse, c’est-à-dire sur une approche à la fois globale et réaliste dans l’analyse des situations. Et que cette analyse doit aussi s’attacher à ce qui ne se voit pas, ou peu, et est donc souvent ignoré. Maîtriser les grandes données géopolitiques d’un pays, d’une région, ne permet pas seulement de décrypter, notamment à l’aune du temps long, ce qui s’y passe, mais également de s’étonner de ce qui ne s’y passe pas – l’absence de signaux pouvant aussi, parfois, être considérée comme anormale et révéler une situation potentiellement explosive ! C’est tout l’intérêt de la démarche de « décèlement précoce » conçue par le criminologue Xavier Raufer et retenue par Alain Bauer à la tête du CSFRS, qui cible les signaux faibles et les zones inconnues, « car dans l’entreprise comme dans les armées, l’ignorance, souvent confortable, ne peut plus être préférée à l’inquiétude ». Tandis que « l’anticipation procure un avantage compétitif car elle concentre les ressources – forcément limitées – sur les bons sujets, qu’il s’agisse de prévention (en tuant dans l’œuf les problèmes émergents) ou de l’investissement productif « .
Pour aller plus loin :
- « La fonction anticipation stratégique : quel renforcement depuis le Livre blanc ?« , Rapport d’information du sénateur Robert del Picchia, fait au nom de la commission des affaires étrangères et de la défense, n°585, 8 juin 2011, www.senat.fr ;
- « La pensée stratégique : une vocation pour l’Ecole militaire« , hors-série de la revue Défense nationale et sécurité collective, juillet 2009 ; « CSFRS : Anticiper les ruptures stratégiques », supplément au n°771 de la lettre hebdomadaire d’informations stratégiques TTU, 29 septembre 2010.