Loin des discours réservés de jadis, Berlin annonce désormais sans ambages sa volonté d’exercer son poids géopolitique réel sur la scène internationale. Première puissance économique européenne, elle s’en donne par ailleurs les moyens. Pour autant, sa réputation de moteur, voire de “modèle de l’Europe” dans la mondialisation mérite d’être questionné.
L’Allemagne jouit d’une grande réputation dans le monde. Nous sommes une puissance économique, une nation de culture, une république de l’éducation et nous sommes appréciés comme un pays où il fait bon vivre.” Ces propos tenus le 9 février par Guido Westerwelle, ministre allemand des Affaires étrangères, tranchent avec une représentation nationale jadis marquée par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et illustrent le nouveau rapport des Allemands à la puissance. Berceau conceptuel de la géopolitique, l’Allemagne a redéfini ses priorités en matière de politique étrangère et entend désormais assumer son rôle tant au niveau européen que mondial. Son engagement appuyé aux côtés des Américains en Afghanistan révèle une nation qui ne s’en tient plus uniquement à la quête de soft power et a tourné la page de son effacement volontaire de la scène internationale. Quelques semaines après le sommet européen consacré au pacte de compétitivité, l’Allemagne apparaît en outre comme la puissance initiatrice d’un nouvel ordre économique européen. Grâce ses importants excédents commerciaux, elle fait figure de “bon élève européen”, voire de modèle pour les autres pays de l’Union, ce qui renforce son prestige, même si sa rhétorique de rigueur n’emporte pas l’adhésion de tous, loin de là.
Diplomatie allemande : le retour de l’Ostpolitik
Outre ses 226 ambassades dans le monde, Berlin affirme sa puissance géopolitique en étant membre actif de nombreuses organisations internationales telles que l’Union européenne bien sûr mais aussi le Conseil de l’Europe, l’ONU, l’OCDE, l’OSCE, l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, le G8, le G20… L’Allemagne est également membre du G4, avec l’Inde, le Brésil et le Japon. Contrairement au G8, qui affiche des buts exclusivement économiques et politiques d’intérêt général, ce groupe annonce clairement sa volonté d’influence. Ainsi, signe que le monde est bien sorti de l’après-guerre, il revendique l’obtention, pour chacun de ses membres, d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.
Au niveau continental, Berlin renoue également, depuis une quinzaine d’années, avec ses objectifs géopolitiques fondamentaux. L’Allemagne réaffirme ainsi sa vocation traditionnelle à peser sur la “Mitteleuropa”. Au moment des guerres en ex-Yougoslavie, dans les années 1990, elle joua par exemple un rôle clef aux côtés des Etats-Unis – durant la guerre puis lors des opérations de maintien de la paix au Kosovo. Plus globalement elle réactive sa politique d’expansion et d’influence à l’est : l’Ostpolitik. La revue Diplomatie qui consacre, dans sa livraison de mars, un important dossier à l’Allemagne, analyse : “Depuis la chute de l’Union soviétique, l’Allemagne s’est engagée dans un rapprochement auprès des pays d’Europe de l’Est afin de renouer avec l’ancienne sphère d’influence de la Prusse et de l’Autriche. Ce rapprochement se traduit notamment par la politique d’implantation des instituts Goethe (présents dans 96 pays), ayant pour mission de promouvoir l’apprentissage de la langue allemande,d’encourager le rayonnement de la culture allemande et de favoriser la coopération culturelle internationale”. Les décideurs allemands redéploient les implantations d’entreprises et des instituts culturels en fonction de leurs priorités géopolitiques : “L’Allemagne a fermé des instituts Goethe en France et en Amérique latine pour en ouvrir dans les pays d’Europe orientale. L’Allemagne se rapproche également de la Russie et des pays d’Asie centrale pour le développement d’une nouvelle Ostpolitik”, liée notamment à l’un des enjeux majeurs du XXIe siècle : l’approvisionnement en ressources énergétiques.
Un renforcement de l’engagement militaire extérieur
Pour réaliser ses objectifs, l’Allemagne ne se contente plus du soft power. L’armée – la Bundeswehr – est redevenue pour Berlin, comme pour n’importe quel autre Etat, un outil géostratégique déterminant. Selon Diplomatie, “la Défense allemande est composée de 250.613 militaires (conscrits inclus). […] Membre de l’OTAN depuis 1955 et second contributeur au budget de l’organisation militaire, l’Allemagne dispose d’une constitution qui investit la Bundeswehr de la défense de l’Allemagne et de ses alliés. L’armée allemande s’engage aussi dans des missions annexes qui occupent l’essentiel de son action, telles que la participation aux missions humanitaires et à des missions de maintien de la paix.” En 2011, 6.700 soldats allemands sont projetés en opérations extérieures, principalement en Afghanistan (4.800). Aujourd’hui encore, par le biais de la KFOR ou de l’EUFOR, l’Allemagne maintient des contingents en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo (1.580 hommes). En 2008, quelque 800 soldats avaient été engagés dans la FINUL au Liban et 228 y stationnent toujours, la participation des forces allemandes à la mission de l’ONU ayant été prolongée jusqu’à fin juin 2011.
L’industrie de l’armement allemand se situe au 3e rang des pays exportateurs. Ses principaux clients sont l’Autriche, les États-Unis, l’Espagne, la Grèce, la Turquie et la Corée du Sud (tous ayant acheté pour plus de 500 millions d’euros d’armement à l’Allemagne entre 2008 et 2009).
Le modèle allemand à l’épreuve de la mondialisation.
Toutefois, le prestige et l’influence de l’Allemagne résultent avant tout de sa prospérité économique et de ses performances commerciales. En 2010, cas unique parmi les pays anciennement industrialisés, l’Allemagne affichait un excédent commercial de 152,4 milliards d’euros. Plus significatif encore : ces résultats reposent essentiellement sur le secteur industriel. Avec de grandes entreprises leaders au niveau mondial dans la construction automobile (Porsche, BMW, Mercedes), l’électronique (Siemens), la sidérurgie (ThyssenKrupp) l’énergie ou l’industrie chimique, le pays dispose d’un important réseau de PME/PMI employant plus de 20 millions de salariés. Quatrième puissance économique mondiale en 2010, l’Allemagne est, comme le note Diplomatie, “le seul pays avec la Chine et le Japon […] à avoir une balance courante supérieure à 100 milliards de dollars. Un chiffre qui contraste avec le déficit de 53,3 milliards de la France”. Berlin semble donc indiquer à ses partenaires la voie à suivre pour sauvegarder leur compétitivité et leurs emplois face à la concurrence des pays émergents. Toutefois, cette hypothèse d’un “modèle allemand” pour l’Europe a ses limites. Dans Face à la crise, une nouvelle lettre de réflexion sur la crise et la mondialisation, certains experts soulignent ainsi que “le succès commercial allemand résulte essentiellement de ses échanges avec les pays européens dont les standards économiques et sociaux sont comparables aux siens.” Et de préciser : “En 2009 déjà, quelque 63% des exportations allemandes étaient destinées à la zone euro. Le succès commercial allemand n’a donc pas pour cadre le marché mondialisé, dans lequel excellent les pays à bas coût de production, mais celui des pays du ‘marché commun européen’. L’Allemagne enregistre ses principaux excédents avec l’Autriche, les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne, sachant que, pour quelque 27 milliards, c’est avec la France que ses excédents sont les plus élevés. En revanche, elle enregistre un déficit commercial de près de 20 milliards dans ses échanges avec la Chine.”
Pour ces économistes, si le succès commercial allemand repose bien entendu sur le choix d’une stricte rigueur budgétaire,“il résulte aussi du choix de ses partenaires européens de ne pas jouer cette carte et de soutenir la consommation et les niveaux de vie au prix d’un certain endettement. Pour le dire plus crûment :ce sont les dettes et les déficits des autres pays européens qui permettent à l’Allemagne de continuer à écouler ses productions.” Selon Jacques Sapir, professeur d’économie à l’EHESS, le “modèle” allemand constitue même une illusion :“En vérité, il n’y a pas de modèle allemand. Pour parler de modèle, il faudrait pouvoir le reproduire dans un autre pays.Ce n’est nullement le cas pour la politique suivie par l’Allemagne qui consiste à réprimer sa demande et à compter sur les exportations pour tirer sa croissance. Si l’on appliquait les politiques néo-mercantilistes qui sont celles de l’Allemagne aux autres pays, non seulement c’est l’ensemble de l’économie de la zone géographique qui entrerait en crise, mais de plus tous ces pays, et l’Allemagne au premier chef, verraient leur croissance et leurs principaux indicateurs économiques se détériorer.”
Solidaires face aux défis de la mondialisation ?
Comme en témoignent les tensions qui affectent actuellement la zone euro quant à la gestion de la monnaie européenne et au tour que doit prendre la solidarité européenne dans un contexte de crise économique et financière, la position de leader de fait n’a rien de confortable. Ainsi, dans les pays dénoncés par Berlin pour leur manque de rigueur budgétaire, le thème de l’arrogance germanique revient à la mode. C’est là un inconvénient incontournable :tout pays assumant peu ou prou le rôle de chef de file ou de modèle s’expose nécessairement à des critiques et à des récriminations. C’est là une position qui exige de l’exemplarité mais aussi du doigté, et même une certaine humilité.
Face à la crise, les pays de la zone euro, et singulièrement l’Allemagne, doivent se souvenir que leurs économies sont intégrées et leurs destins liés dans la mondialisation. Dans Diplomatie, Reinhard Schäfers, ambassadeur d’Allemagne à Paris, réaffirmait ainsi l’importance qu’avait, aux yeux de Berlin, le couple franco-allemand. France et Allemagne, disait-il, doivent faire face aux défis actuels “avec des propositions communes et continuer de se concevoir comme le moteur de l’intégration européenne. Nous savons bien que nous ne pourrons relever ces défis qu’en agissant de concert.” Il faut espérer pour l’Europe entière qu’il ne s’agit pas là de déclaration de pure forme. Les mois et les années à venir le diront.
- “L’Allemagne, géopolitique et géostratégie de la première puissance européenne”, dossier paru dans Diplomatie n°49, mars-avril 2011, 8,95 euros.
- “Le ‘modèle allemand’ : une fausse solution face à la mondialisation”, in Face à la crise, lettre de liaison et de réflexion du CAPEC n°1 (www.fondscapec.eu).