Avr 172014
 

Une puissance régionale en sommeil léger ou en coma profond ?

Ce 17 avril, les Algériens élisent leur président de la République. Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 et âgé de soixante-dix sept ans, brigue un quatrième mandat, sous la bannière du Front de libération nationale (FLN).

Non sans quelques difficultés. Au-delà de la sanction des urnes, c’est l’occasion de revenir sur certains aspects paradoxaux de la géopolitique du plus vaste pays d’Afrique, du monde arabe et du bassin méditerranéen. Malgré un potentiel exceptionnel, en particulier ses importantes entrées de devises liées au pétrole et au gaz, l’Algérie n’a toujours pas réussi à se classer parmi les pays émergents. Le « géant algérien » apparaît comme en sommeil. Pourquoi ? Comment assurer son réveil ? De récentes publications sur ce pays proposent des éclairages renouvelés. En témoigne notamment l’ouvrage du journaliste Frédéric Pons, Algérie, le vrai état des lieux (Calmann-Lévy, 2013), qui invite à un retour sur les dynamiques et les blocages de l’Algérie contemporaine. C’est-à-dire, au-delà de l’écume des événements, à une analyse plus approfondie et sereine d’un « géant endormi« .

L’Algérie est-elle un « géant géopolitique » potentiel ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 2,39 millions de km2, 36 millions d’habitants, 3e producteur de pétrole en Afrique (derrière le Nigeria et l’Angola) et 11e exportateur de pétrole à l’échelle mondiale… S’y ajoute une situation idéale, au coeur du Maghreb, qui en fait un véritable pont entre la mer Méditerranée et la « mer des sables », le Sahara. Cet ancrage au coeur du désert est l’un des principaux legs de l’époque coloniale, qui n’est d’ailleurs pas encore totalement consolidé.

Un géant régional

En 1962, lors de l’indépendance de l’Algérie, le général de Gaulle accorde au nouvel État l’ensemble de la zone saharienne qui, dans les faits, n’avait jamais été « algérienne ». La France reçoit en échange des droits sur le pétrole saharien, découvert en 1956, et sur les sites destinés à ses essais nucléaires. Mais dès la fin des années 1960, l’Algérie acquiert la pleine maîtrise du désert et de ses sous-sols, avec 200 gisements d’hydrocarbures – dont ceux d’Assi-Messaoud et d’In-Amenas. Reste néanmoins un contentieux territorial avec le Maroc, qui se considère lésé et revendique les régions de Tindouf et Colomb-Béchar. Un contentieux qui explique pour partie le soutien que l’Algérie accorde à la rébellion sahraouie, et qui entretient de fortes tensions aux frontières méridionales des deux États.

D’un point de vue démographique, l’Algérie est un pays jeune, avec 70 % d’habitants de moins de 30 ans et une population qui pourrait atteindre les 50 millions d’habitants vers 2035. Mais celle-ci est loin d’être homogène, comme en témoigne l’opposition entre arabophones et berbérophones. Ces derniers revendiquent de plus en plus activement, depuis les années 1980, une meilleure considération pour leur culture. Les différentes identités ne sont cependant pas strictement étanches. Frédéric Pons rappelle ainsi qu’un Algérien peut fréquemment associer trois langues dans une même phrase : l’arabe, le berbère et le français. Du point de vue religieux, le pays est en revanche très homogène : l’islam sunnite d’école mozabite domine à 99 %. Quelques milliers de Kabyles se sont toutefois convertis au protestantisme évangélique, et la domination de l’islam sunnite ne suffit pas à garantir l’harmonie sociale, comme l’a démontré la terrible guerre civile des années 1990.

Reste le poids politique du pays sur la scène internationale. Le régime du FLN vit encore sur l’héritage de la guerre d’indépendance. Dès les années 1960, l’Algérie est l’un des acteurs majeurs du tiers-monde et du non-alignement. En atteste la Charte d’Alger de 1967, signée par le « Groupe des 77 », ces pays en voie de développement cherchant à promouvoir leurs intérêts économiques collectifs au sein des institutions internationales. Le rapprochement avec l’URSS dans les années 1970 inaugure une voie originale de socialisme arabe, dont les résultats seront cependant mitigés. Depuis 1989 et la chute du mur de Berlin, la nouvelle constitution insiste davantage sur l’arabité et fait à nouveau de l’islam un fondement déterminant du droit et de la loi.

Une puissance assoupie ?

Malgré son potentiel, l’Algérie peine à émerger. Elle a longtemps hésité à se représenter comme africaine et méditerranéenne autant qu’arabe, se liant, jusqu’à la prise de pouvoir de Bouteflika, aux causes d’un Moyen-Orient auquel elle est étrangère. Le poids des choix économiques des années 1960 et 1970 se fait aussi toujours sentir. Pour l’analyste Hocine Malti (Valeurs actuelles, 03/2012), l’Algérie cumule les handicaps d’un héritage digne des démocraties populaires avec ceux d’un système politique oligarchique. Ces pesanteurs ralentissent son processus d’adhésion à l’OMC. Le poids des hydrocarbures, qui représentent 97 % des exportations de l’Algérie et 36 % de son PIB d’après l’Agence d’information sur l’énergie américaine, est à l’origine d’une économie de rente qui soumet le pays à une très forte dépendance de l’étranger. En outre, les importants revenus générés n’ont pas été réinvestis pour développer un système productif national : 95 % des biens de consommations sont importés, soit 50 milliards de dollars en 2011. Frédéric Pons révèle que même le sable utilisé pour le nouveau tramway d’Alger a été acheté à une entreprise espagnole qui l’avait importé du Maroc ! Et pour Hocine Malti, ce système opaque a « transformé l’économie algérienne en un immense bazar dans lequel on ne vend et n’achète que des produits généralement en provenance de l’étranger« .

On touche ici au lien étroit entre économie et politique. La rente pétrolière et gazière « alimente le budget de l’État et ses fonds ouverts pour acheter la paix sociale et financer sa gabegie« . D’autant que l’économie parallèle et les trafics – le trabendo – représenteraient 45,6 % des emplois selon Mehdi Lazar et Sidi-Mohamed Nehad, dans un contexte où 24,8 % des jeunes sont officiellement au chômage. Comme le résume Frédéric Pons : « pays riche, gens pauvres« . La plupart des grandes infrastructures réalisées avec l’argent du pétrole ne sont pas directement productives, et certains secteurs restent largement sous-valorisés. Le secteur du tourisme est à ce titre emblématique : alors que l’Algérie dispose du second patrimoine archéologique romain du monde après l’Italie, son exploitation est entravée par le respect sourcilleux de l’identité musulmane et arabe du pays, qui constitue son vrai socle politique. Plus généralement, la richesse nationale objective, mal exploitée et redistribuée, n’a pas encore permis l’émergence économique.

Le fait que le pouvoir ait tenu malgré quelques manifestations pendant le « printemps arabe » pourrait apparaître comme un signe de soutien populaire. Mais pour Frédéric Pons, cette apparente stabilité serait liée à un état de « sidération » de la société algérienne après la « décennie noire » de la lutte contre les islamistes (1992-1999), qui a fait au moins 60 000 victimes. Et, malgré l’amnistie de 2005, les violences attribuées aux mouvements terroristes demeurent. Sporadiquement en Kabylie. De façon plus persistante dans le Sahara, où AQMI reste très active, comme en témoigne la spectaculaire prise d’otage d’In-Amenas en janvier 2013. Une partie de la population semble découragée : depuis 2000, le nombre de départs vers l’étranger n’a jamais été aussi élevé – jusqu’à 150 000 par an.

Des signes de réveil

Pour Lazar et Nehad, « le pays dispose pourtant d’atouts sur lequel il peut s’appuyer dans les prochaines années. Sa démographie, son prestige, sa géographie et les revenus issus des hydrocarbures en font la puissance du Maghreb« . Sa stabilité politique en fait aussi un partenaire stratégique fiable. La France a ainsi pu compter sur son soutien lors de l’opération au Mali. L’armée algérienne est d’ailleurs l’une des plus puissantes d’Afrique, avec un budget de 10,3 milliards de dollars. Du point de vue géopolitique, le pays reste très privilégié. Sa façade maritime de 1 200 km le plonge dans l’espace méditerranéen. Son assise continentale en fait le pivot du Maghreb. Sa culture l’ancre dans l’aire arabo-musulmane.

Et l’héritage de l’époque coloniale, malgré les polémiques, est à l’origine d’un lien étroit avec la France, donc avec l’Union européenne. Un tropisme qu’accentue le fait migratoire, l’INSEE recensant 1,7 million d’immigrés algériens dans l’Hexagone. L’Algérie commence d’ailleurs à bénéficier du retour au pays de l’argent de la diaspora sous la forme d’investissements productifs, notamment sur la côte, avec les défis environnementaux qui en découlent (notamment l’urbanisation sauvage et le problème de gestion de l’eau).

Le principal atout du pays aujourd’hui réside dans son excellente situation financière, fruit de la rente pétrolière. Une situation renforcée par la forte croissance du prix des hydrocarbures depuis la fin des années 1990, et qui devrait être confortée par le gaz de schistes dont le pays regorge. L’Algérie dispose de clients sûrs, puisqu’elle est le troisième fournisseur d’hydrocarbures de l’UE. Principalement du fait des choix de la France : Frédéric Pons rappelle ainsi que l’Algérie assure 23 % de la consommation française de gaz et 12 % de celle de pétrole. Une manne qui a permis de réduire la dette extérieure à 2,4 % du PIB. En 2013, le pays possède 200 milliards de dollars en bons du Trésor américain, soit la plus importante réserve de changes au monde après celle de l’Arabie saoudite. L’Algérie s’est même offert le luxe de prêter 5 milliards de dollars au FMI en 2012 ! Quant à la croissance, elle s’est établie à 3,4 % en 2013.
Quoique très lentement, la société algérienne commence à en bénéficier. Pour preuve : le chômage a diminué de 9,3 % en 2012. Il ne faut donc sans doute pas grand-chose pour réveiller le « géant algérien« . Même si la paix civile et sociale y reste fragile. Et même si l’équilibre reste potentiellement instable entre gouvernance économique et gouvernance politique. Le FLN puise sa légitimité dans le fait qu’il soit le seul parti nationalement algérien. Mais il sera jugé sur son efficacité : sans réformes politiques d’envergure, les richesses naturelles ne suffiront pas à assurer l’émergence économique recherchée.

Pour aller plus loin

  • Algérie – Le vrai état des lieux, par Frédéric Pons, Calmann- Lévy, 420 p., 20,90 € ;
  • Vers une nouvelle Algérie, par Mehdi Lazar et Sidi-Mohammed Nehad, Diploweb.com, 08/12/2013 ;
  • Que veut le Maghreb ?, par Nadji Safir, in Futuribles n°398, 145 p., 22 € ;
  • Histoire secrète du pétrole algérien, par Hocine Malti, La Découverte, 373 p., 12,50 € ;

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