La liberté économique menacée par la prédation
De l’affaire Alstom à la bataille sans merci que se livrent les opérateurs télécoms autour de la 5G en passant par la volonté monopolistique des GAFAM, j’ai souvent traité des aspects multiformes de la guerre économique dans laquelle évoluent les entreprises, petites ou grandes, françaises ou multinationales.
Et toujours, j’ai souligné combien la liberté du marché, qui sous-tend la mondialisation, était menacée par un respect insuffisant des règles du jeu…
Jusqu’à fausser celles-ci au profit, non des meilleures, mais des moins concernées par l’intérêt général qui, en économie, passe non seulement par l’emploi, mais aussi par le respect des normes sociales et environnementales.
Ceux qui n’en seraient pas persuadés doivent lire d’urgence l’essai hyper-documenté que Laurent Izard, normalien et agrégé en économie de gestion, consacre à ce phénomène sous le titre La France vendue à la découpe, paru aux éditions de l’Artilleur.
« La France, résume-t-il, vit au quotidien la cession de ses richesses privées ou publiques, tandis que nos dirigeants continuent de déplorer, comme s’il n’y avait pas de lien de cause à effet, des délocalisations toujours plus nombreuses ».
Mais Laurent Izard ne se contente pas de dresser le bilan des dernières années en démontrant, chiffres à l’appui, combien la France est devenue une cible privilégiée pour ceux qui cherchent à s’emparer, à moindre coût, d’un patrimoine de qualité, public ou privé, productif ou immatériel.
Il en remonte la généalogie, imputable d’abord à nous-mêmes, et non à de méchants prédateurs étrangers. Si prédation il y a, c’est d’abord, explique-t-il, en raison de trois phénomènes, largement endogènes.
S’agissant du public, deux logiques coïncident et se renforcent : l’endettement croissant du pays (20% du Pib en 1981; près de 100% en 2018) et, depuis 1993, la logique du Traité de Maatricht qui autorise les Etats à comptabiliser la vente de leurs actifs comme des « recettes normales », contribuant au respect des « critères de convergence » dudit Traité, notamment en matière de dette publique et de déficit budgétaire.
Cette clause, explique Izard, est celle qui donne licence à la « grande braderie ». Mais une braderie à somme nulle puisque la cession d’actifs profitables privera définitivement l’Etat de recettes pérennes… donc mobilisables pour réduire son déficit !
Quant au secteur privé, on va le voir, sa première responsabilité réside dans la croyance naïve que l’arrivée d’un investisseur étranger est toujours une bénédiction pour l’entreprise en difficulté…
Une bouffée d’oxygène qui peut devenir… asphyxiante !
Cité par Laurent Izard, le directeur général de l’Association ARIANE Compétence et Management, Thierry Aumonier, affirmait en 2015 que « l’avenir d’une PME française, c’est de se faire racheter ».
S’il n’est évidemment pas question de lui donner tort en toutes circonstances, encore faut-il distinguer entre les types d’opérations !
Selon Izard, la plus dangereuse, car la plus rassurante de prime abord, n’est pas le rachat pur et simple qui peut ouvrir de nouvelles perspectives à l’entreprise s’il lui donne accès à des marchés jusqu’alors inaccessibles.
C’est l’investissement en portefeuille consistant en l’acquisition minoritaire d’obligations ou d’actions pour un motif financier.
Un exemple : la tentative avortée des actionnaires de China Eastern Airlines et de leurs associés américains de Delta Airlines pour obtenir la nomination à la tête d’Air France de Sébastien Bazin, le patron d’AccorHotel.
En effet, décrypte Izard, « AccorHotel est ouvertement candidate au rachat des parts de l’État dans le capital d’Air France. Or, le premier actionnaire d’Accor n’est autre que le géant de l’hôtellerie de l’Empire du Milieu, JinJiang International Holdings. Lorsque l’on sait que JinJiang International Holdings et China Eastern Airlines sont toutes deux placées sous le contrôle de la State-Owned Assets Supervision and Administration Commission (SASAC), I’agence publique de Pékin chargée de contrôler les entreprises nationales, il n’est pas difficile de deviner que l’avenir d’Air France risque fort d’être asiatique. La décision du conseil d’administration de notre compagnie aérienne de nommer à sa tête le numéro 2 d’Air Canada, Benjamin Smith, ne dissipera pas les craintes. Car ces dernières années, Air Canada a multiplié les partenariats avec plusieurs compagnies aériennes dont Air China, Cathay Pacific ou encore Shanghai Airlines. »
Et puis, souligne l’auteur, quand bien même l’emploi est préservé – ce qui est loin d’être toujours le cas, comme le montre le cortège impressionnant d’usines fermées dans les mois suivant leur rachat, de Molex à Villemur-sur-Tarn (2009) jusqu’à Ford-Blanquefort (2018) en passant par Whirlpool à Amiens (2017) – les dividendes versés « appauvrissent la France » au profit des fonds de pension asiatiques, américains ou qataris qu’ils vont alimenter, « soutenant ainsi l’investissement des entreprises de ces pays, souvent en concurrence avec des entreprises françaises ».
Enfin, remarque Izard, qui a étudié des centaines de cas, le sauvetage des entreprises rachetées est rarissime, les investisseurs étrangers préférant acquérir des sociétés capables de générer rapidement des résultats. Quitte à tailler dans les effectifs…
L’agriculture et l’immobiler, deux prises de contrôle à bas bruit…
A côté du secteur industriel qui, grâce à l’existence des syndicats, peut se défendre – en théorie – par la médiatisation, l’agriculture et l’immobiler sont les activités les plus concernées par ce phénomène de « vente à la découpe ».
En 10 ans, 40% des terres agricoles françaises sont en effet passées sous le contrôle de sociétés anonymes, statut pratiquement inconnu à la fin des années 1990, et qui ne touchait que 10% d’entre elles, en 2009…
En achetant les terres disponibles à des prix trois à quatre fois supérieurs au prix du marché, les Chinois ont ainsi pratiquement ôté aux jeunes agriculteurs toute possibilité de s’installer.
Or « la stratégie des multinationales ou des Etats investisseurs ignore les intérêts locaux […] En développant dans notre pays des usines agro-alimentaires, les Chinois alimenteront prioritairement la Chine, pas la France »…
Qui, annonce Izard, se verra confronté à un problème inédit de souveraineté alimentaire.
Quant à l’immobilier, la vente massive de son patrimoine par l’Etat (qui cède en moyenne 400 immeubles par an, mais dépense dans le même temps, 2 milliards d’euros chaque année en location de locaux administratifs !) a provoqué l’irruption sur le marché d’investisseurs étrangers qui ont donné le « la » au marché résidentiel privé dont le prix moyen du mètre carré à Paris est passé de 3 000 à 10 000 euros en vingt ans…
Les exemples étrangers démontrent qu’il n’y a pas de fatalité
Pourtant, Laurent Izard le démontre avec force, nul n’est condamné à perdre le contrôle de son patrimoine économique !
Et les exemples étrangers viennent, une fois de plus, de pays tellement attachés à la liberté d’entreprendre qu’ils ne voient pas au nom de quoi ils abdiqueraient la leur sur l’autel d’un laisser-faire abstrait.
Ainsi des Etats-Unis qui n’ont pas attendu Donald Trump pour se doter d’un organisme public, le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), « chargé d’analyser les acquisitions d’entreprises américaines par des compagnies étrangères ».
Composé de 11 agences, incluant les départements de la Défense, du Trésor et du Commerce, « il protège les secteurs touchant à la sécurité nationale (un concept entendu très largement), aux infrastructures de communication et aux technologies de pointe. En 2017, Le CFIUS s’est notammnent opposé à l’offre de 1,3 milliard de dollars du fonds étatique China Venture Capital Fund pour racheter le fabricant de puces de silicium Lattice. »
Au Canada, c’est dès les années 1980 qu’a vu le jour un mécanisme juridique de « contrôle préalable » sur les investissements internationaux, système que les Espagnols possèdent également désormais, et inclut des domaines aussi divers que l’audiovisuel, les transports aériens, les jeux et les loteries, en sus, bien évidement, de tout ce qui touche de près ou de loin à la défense nationale ou aux télécommunications.
Autant dire qu’outre-Pyrénées, le rachat du département nucléaire d’Alstom par General Electric n’aurait pas été aussi aisé…
En Allemagne, le gouvernement a attendu 2009 pour se doter d’un instrument équivalent, mais il a mis les bouchées doubles avec sa « loi sur le commerce extérieur » qui permet au ministère de l’économie d’interdire tout investissement venu de l’extérieur de l’Union européenne, s’il s’agit d’une participation supérieure à 25%.
Ce droit a été exercé à deux reprises, durant l’été de 2018, pour bloquer des investissements chinois.
Et la France ? Comme le rappelle Laurent Izard, il n’est question, pour l’heure, que d’étendre la possibilité prévue par une ordonnance de 2014 modifiée en 2015 par la loi Macron, de recourir aux golden shares, ces actions spécifiques qui donnent à l’Etat le droit de mettre son veto à un franchissement de seuils de participation en capital et en droit de vote, mais aussi de s’opposer à des cessions d’actifs…
Une solution que l’auteur juge bien insuffisante, même si elle était adoptée.
La sienne ? Faire appel à l’épargne publique en créant des fonds de pension qui, comme aux Etats-Unis ou en Allemagne, draineraient l’investissement populaire vers les entreprises en renforçant leurs fonds propres et en les rendant moins vulnérables.
Il va plus loin : la réforme des retraites est la meilleure fenêtre de tir possible pour mener cette révolution.
Chiche?
Pour aller plus loin :
- Rapport annuel de la Banque de France sur la détention par les non-résidents des actions françaises du CAC40, téléchargeable ici;
- Baromètre annuel F2iC-FactS OpinionWay, disponible ici.
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