Les leçons d’une réussite internationale fulgurante
En 2017, Airbnb revendiquait 150 millions d’utilisateurs et proposait 3 millions de logements dans 65.000 villes du monde. L’ex-start-up née, selon la légende, d’une idée un peu potache associant des « chambres chez l’habitant », des matelas pneumatiques et des corn-flakes, était valorisée, moins de 10 ans plus tard, à 31 milliards de dollars…
Entre-temps, l’entreprise a profondément bousculé le secteur hôtelier international et même déstabilisé le marché immobilier et les structures administratives des capitales touristiques.
Cette aventure, fondée sur un développement international parfaitement maîtrisé, a su tirer parti d’un cadre juridique et fiscal en retard d’une révolution technologique, et proposer à une nouvelle génération de clients des services originaux que l’hôtellerie traditionnelle n’a pas su anticiper.
Cette réussite fulgurante illustre de façon à la fois claire et brutale l’importance de la vigilance géopolitique dans la conduite des entreprises et, partant, la responsabilité pédagogique des écoles de management qui en forment les élites.
Une success story qui bouleverse le marché hôtelier
La plupart des réussites entrepreneuriales commencent avec un produit ou un service innovant censé répondre à des besoins encore insatisfaits.
Selon la légende, à l’origine d’Airbnb (1), il y a l’idée de proposer des chambres aux participants d’un congrès dans une ville au marché hôtelier saturé.
Le produit imaginé par Brian Chesky et son colocataire Joe Gebbia associait une pièce disponible « chez l’habitant », un matelas pneumatique (2) – choix clivant dont Airbnb fera un formidable levier de différenciation, d’identification et de communication – et un petit-déjeuner.
Cette « offre d’hébergement partagé » affichait d’emblée sa différence avec les modèles hôteliers classiques, vantant des contacts humains avec les « hôtes » et des « partages d’expériences »…
Ainsi, dès ses début, Airbnb invente une réponse originale à un besoin banal et récurrent. Bien sûr, les « air beds » ont laissé place à des conditions d’accueil moins spartiates et destinées à toutes les catégories de population…
Reste que, comme l’écrivait Erick Schonfeld dans le blog TechCrunch (3), « l’association du matelas pneumatique et d’Internet a transformé chacun de nous en hôtelier ».
Airbnb invente ainsi un business model original qui traite deux types de clients.
D’abord les « hôtes », ceux qui mettent sur le marché de la location courte durée tout ou parties de leur logement, ensuite les voyageurs à la recherche d’un point de chute.
Sur sa plateforme internet, Airbnb assure le contact entre les deux, met en scène les offres, gère les transactions et prélève entre 6 et 12% pour rémunérer son service…
La réussite est rapide et impressionnante ! En février 2011, Airbnb annonçait sa millionième réservation, en juin 2012 sa dix millionième.
En 2017, l’entreprise totalisait 150 millions d’utilisateurs et 3 millions de logements dans 65.000 villes (4) et 190 pays. Rentable depuis mi-2016, la start-up de 2008 est aujourd’hui valorisée à 31 milliards de dollars.
Dans un terrain quasiment vierge de contraintes réglementaires, Airbnb approche parfois les limites de la légalité.
Ainsi, une carte de crédit rechargeable Payoneer (5), émise sans grandes formalités depuis Gibraltar, permettait aux hébergeurs de cumuler leurs revenus de location et de les convertir discrètement en cash dans les DAB, toutes ces transactions échappant au fisc.
Jouant la surprise devant le soupçon d’une « offre de fraude fiscale », Airbnb renvoie ses clients à leurs propres responsabilités, les enjoignant sur son site « à vérifier et respecter l’ensemble des réglementations locales, y compris les règles fiscales. »
Quant aux Organisations professionnelles de l’hôtellerie, elles dénoncent d’une seule voix une nouvelle forme de concurrence déloyale, appelant à « une réaction extrêmement ferme et à la mesure de ces agissements ».
Au-delà d’une offre « d’hébergement partagé », c’est aujourd’hui tout le marché hôtelier du tourisme et des loisirs qui est visé.
Mais Airbnb n’en reste pas là et diffuse une offre « pro » qui a déjà séduit 250.000 entreprises dans le monde et représente 10% des voyageurs.
Les conséquences de l’entrée en force de ce mode d’hébergement alternatif sont bien visibles : les prix sont tirés vers le bas et les hôteliers se voient contraints d’améliorer rapidement la qualité de leur offre, bref, de faire mieux avec moins de moyens.
Mais c’est sans doute l’immobilier des grandes métropoles qui a été le plus secoué. La rentabilité d’une location sur le site d’Airbnb est environ 2,6 fois supérieure à celle d’une location classique.
De nombreux investisseurs se sont donc rués sur les appartements à vendre, faisant bondir les prix et stérilisant un marché locatif déjà déficitaire.
Certains en ont fait une véritable activité professionnelle proposant plusieurs dizaines d’appartements…
Les composantes d’un développement mondial
Le développement international d’Airbnb se fonde sur des choix géostratégiques dont on peut tirer des leçons utiles.
L’offre initiale est ciblée sur la « génération Y » américaine, celle des fondateurs, qui baigne dans la culture transnationale des réseaux sociaux et du « partage d’expériences humaines ».
Comme l’écrit Leigh Gallagher dans son ouvrage Airbnb story, l’offre « attiraient les jeunes […] déçus des grandes marques, enclins à l’aventure et qui, habitués depuis leur naissance à l’usage d’internet, ne voyaient aucun inconvénient à se risquer chez un inconnu avec lequel ils avaient correspondu en ligne […] ».
Un des premiers slogans de la start-up – Chez soi dans le monde entier – annonçait d’emblée son ambition internationale.
Après avoir reçu le soutien du booster de start-ups Ycombinator, Airbnb peut accéder plus facilement aux levées de fonds pour se développer hors des USA.
L’entreprise procède soit par le rachat d’entités existantes, soit par l’ouverture de bureaux locaux confiés à des autochtones.
Ainsi, dès 2011, Airbnb rachète son concurrent allemand Accoleo et crée son premier bureau étranger à Hambourg.
Puis six bureaux sont ouverts à Paris, Milan, Moscou, Barcelone, Copenhague et São Paulo.
En 2013, un siège européen est implanté à Dublin.
Ce sont ensuite Sydney, Singapour et Cuba en 2015.
L’entreprise « exporte » ses points forts et son « ADN » transnational, sa marque, son logo, sa culture d’origine (les geeks accueillent les geeks…) et ses prix attractifs.
Mais en même temps, elle adapte ses fondamentaux aux spécificités locales, qu’il s’agisse des contraintes réglementaires et fiscales de l’hôtellerie ou des habitudes de consommation.
Ainsi, plusieurs villes proposent des « kits d’accueil » à base de plans touristiques, de cartes de transport urbain, de guides culturels ou de loisirs.
Par ailleurs, l’entreprise encourage et encadre le développement de tout un écosystème de services complémentaires comme l’accueil, la conciergerie, le ménage, la location de bicyclettes, la restauration, les visites touristiques personnalisées, autant de façons d’enrichir une offre locale sans toucher aux fondamentaux qui ont fait son succès.
De même, Airbnb sait élargir la gamme de ses offres pour les ouvrir à de nouveaux segments d’une clientèle mondiale.
Par exemple, un voyageur pourra choisir dans la même ville une chambre rustique à 35 € en banlieue, ou un magnifique triplex en plein centre historique avec terrasse, piscine, chauffeur et maître d’hôtel à 4.000 € la nuitée.
Les plus curieux pourront réserver une yourte à Oulan-Bator, une péniche à Amsterdam ou une cabane perchée en Périgord…
L’esprit « bienvenue chez nous » demeure, mais l’offre s’adapte aux attentes spécifiques de cultures différentes.
Au-delà de la légende, quelles leçons retenir ?
C’est le modèle même de l’hôtellerie qui est pris à contre-pied.
L’offre classique, un immeuble dédié qui réunit des chambres identiques et propose quelques services, est remplacé par une forme d’invitation différenciée, déconcentrée et discontinue, qui estompe les frontières entre ce qui est personnel (le logement partagé d’un hôte « accueillant ») et ce qui est mis sur le marché (la nuitée facturée par la plateforme).
Le déploiement mondial d’Airbnb a également pris de court les administrations.
Les systèmes règlementaires et fiscaux en place encadraient mal des activités totalement dématérialisées, sans actifs immobiliers et sous-traitant la quasi-totalité de son écosystème à des indépendants.
Devant ce vide administratif, les décideurs publics ont instauré de nouvelles règles pour freiner le développement du parc, enregistrer les loueurs, assurer la collecte des taxes et faciliter la fiscalisation des revenus.
Mais la reprise en main d’une activité un peu « corsaire » est rendue difficile par la popularité indéniable dont jouit Airbnb depuis ses débuts.
L’administration s’attaque à une icône… Bien sûr, la publicité entretient les valeurs fétiches de la clientèle.
Elle masque le business de prestations très lucratives sous les évocations complaisantes de l’accueil, de l’échange ou du partage, valeurs souvent associées à la gratuité, dans un discours à la fois idéaliste, sentimental et roublard.
Par ailleurs, souvent associée à des incidents (déprédations, conflits de voisinage, sous-location sauvage) et attaquée en justice (6), l’entreprise défend son image et ses positions à travers un lobby très organisé.
Le groupe français Airbnb est inscrit comme « représentant d’intérêts » auprès de l’Assemblée nationale et consacre entre 50.000 et 100.000 euros par an à cette activité.
Dans sa gestion financière, Airbnb se comporte comme les GAFAM et profite au maximum des vides et des flous qui entourent les nouveaux services.
Par exemple, sa stratégie d’optimisation fiscale est facilitée par une organisation totalement dématérialisée et internationale.
Ainsi, la branche française délocalise sa facturation dans des pays moins voraces, l’Irlande et la Grande Bretagne.
De cette façon, la SARL Airbnb France a pu limiter ses impôts à 69.168 euros (7) pour un CA réel estimé entre 60 et 160 millions d’euros…
Mais l’Europe est en train d’organiser sa défense fiscale. Pierre Moscovici, commissaire européen aux Affaires économiques et financières, Fiscalité et Douanes, a annoncé début mars 2018 que la proposition de la Commission « pour une taxation équitable de l’économie numérique » serait présentée prochainement.
Elle prévoit une imposition de ces entreprises entre 2 et 6% de leur CA européen.
Reste que la saga Airbnb est aussi un rappel pour toutes les entreprises. Aujourd’hui, aucun secteur d’activité, fût-il séculaire, n’est invulnérable ou protégé.
Tous les modèles économiques peuvent être brutalement attaqués par de nouveaux entrants, depuis n’importe quel point de la planète.
De fait, il demeure toujours dangereux de sous-estimer ses nouveaux concurrents.
Au contraire, on peut toujours apprendre de leurs succès.
Comme le montre la tempête Airbnb sur le monde hôtelier, la veille et l’intelligence géopolitiques sont devenues, plus que jamais, des atouts stratégiques essentiels pour anticiper, résister, se développer.
Et une responsabilité de plus pour les managers…
Pour en savoir plus :
Airbnb story, par Leigh Gallagher, Dunod, Paris, 2017 (traduction française).
1/La start-up s’est d’abord appelée « Airbedandbreakfast » avant de simplifier son enseigne en « Airbnb ». Ses deux créateurs seront vite rejoints par Nathan Blecharczyk, ingénieur-architecte diplômé de Harvard. Le trio dirige toujours Airbnb.
2/ Le fameux « air bed », à l’origine du nom et du mythe Airbnb.
3/ https://techcrunch.com/
4/ Dont 65.216 pour la seule ville de Paris, première destination mondiale.
5/ Airbnb : une carte de crédit pour échapper au fisc ? Challenges.fr, Ier décembre 2017
https://www.challenges.fr/economie/fiscalite/cette-carte-de-credit-payoneer-airbnb-permettrait-aux-proprietaires-d-appartement-d-echapper-au-fisc_517159
6/ Voir Airbnb condamné dans une affaire de sous-location illégale, Le Parisien, 14 février 2018 – http://www.leparisien.fr/economie/airbnb-condamne-dans-une-affaire-de-sous-location-illegale-14-02-2018-7559385.php
7/ Voir En plein boom, Airbnb n’a payé que 69 168 euros d’impôts en France en 2015, L’Express, 11 août 2016 – https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/airbnb-n-a-paye-que-69-168-euros-d-impots-en-france-en-2015_1820469.html
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