Mar 102016
 

Le poids du facteur religieux dans la géopolitique africaine

Dans Géopolitique de l’Afrique, Philippe Hugon affirme que « le religieux, au coeur du géopolitique, joue un rôle croissant » sur le continent. Il confirme que celui-ci n’échappe pas au « réenchantement du monde » qui s’observe, particulièrement dans les pays du Sud, depuis la fin de la guerre froide et la disparition des grandes idéologies mobilisatrices.

De nombreuses situations conflictuelles en Afrique ont ainsi une dimension religieuse. C’est également le constat que dresse Didier Giorgini, dans un article publié dans le dernier numéro hors-série de la revue Conflits, au titre éloquent : « Un choc de religions en Afrique ? »

Le point d’interrogation a toute son importance, car les guerres ont une dimension complexe, mêlant politique, économie, religions…

Le poids du religieux nécessite donc d’être mis en perspective, y compris dans ses aspects politiques et économiques. Comme l’affirme encore Didier Giorgini dans son récent Géopolitique des religions (Puf, 2016) : « Cette affirmation des religions en Afrique devra être prise en compte par les investisseurs. »

Le caractère de « mosaïque ethno-religieuse » de l’Afrique est souvent invoqué comme source de conflits.

Pourtant, la religion est aussi un lien entre des individus, constituant des réseaux de solidarité et dessinant les territoires.

Quelles sont ces grandes lignes qui structurent le continent ?

L’Afrique, nouveau « front religieux »

L’Afrique est traversée, au sud du Sahel, par une ligne de partage entre islam et christianisme, chacune de ces grandes confessions comptant entre 400 et 500 millions de fidèles.

Si l’on trouve une Afrique majoritairement chrétienne au sud et musulmane au nord, cette ligne de partage est à la fois poreuse, et dynamique.

Tandis que l’animisme, qui subsiste davantage au sud, s’est mêlé à la fois à l’islam et au christianisme, contribuant au maintien d’un fond culturel endogène, propre à tous les peuples du continent.

Cette ligne est-elle pertinente en géopolitique ? Elle trace indubitablement un axe de diffusion de l’islam en général, et de l’islam radical en particulier.

Parfois, elle épouse les frontières des États. Ainsi, la Centrafrique majoritairement chrétienne voisine avec le Tchad, majoritairement musulman.

Mais cette ligne traverse souvent des États, comme la Côte d’Ivoire ou le Nigeria, au nord majoritairement musulman et au sud majoritairement chrétien, conduisant à de fortes tensions politiques.

Ainsi, cette ligne de fracture peut-elle briser un État : l’aspect religieux a ainsi été déterminant dans la sécession du Soudan du Sud en 2011.

On attribue souvent un rôle au choc des grandes religions dans l’embrasement de la bande sahélienne.

Mais en réalité, on y voit surtout se raviver, sous un prétexte religieux, de vieilles oppositions entre populations arabes et subsahariennes, comme au Soudan du Sud ou au Mali lors de la crise de 2012-2013, ou entre peuples nomades et sédentaires, comme en Centrafrique en 2013 et aujourd’hui encore au nord du Nigeria.

Il est donc difficile de quantifier l’influence du facteur religieux dans cette agitation régionale.

Le religieux est le réceptacle d’une violence qui découle des défaillances étatiques et de l’émergence de zones grises, dans la mesure où il possède une forte puissance légitimatrice – donc mobilisatrice. Ce dont témoignent par exemple Boko Haram et AQMI.

Quant au rapport entre la religion et l’identité des États en Afrique, on relève une réelle dissymétrie. En Afrique du Nord, la religion est au coeur de l’organisation politique : la plupart des États y font de l’islam une religion d’État.

En revanche, en Afrique subsaharienne, aucun des pays à forte majorité chrétienne, de l’ordre de 85 à 95 % de la population, n’a le christianisme pour religion officielle.

Pourtant, dans les deux cas, il s’agit de sociétés où la pratique religieuse est très intense.

L’Afrique et les religions : un des symptômes de l’ouverture au monde

Le rôle des religions dans la géopolitique africaine est lié à des héritages et à des mutations. Christianisme comme islam sont des religions nées ailleurs que sur le continent.

Elles symbolisent l’intégration de l’Afrique dans les différents « systèmes monde » qui se sont succédé, malgré sa position toujours périphérique par rapport aux centres du développement international.

L’islam comme le christianisme s’y sont diffusés culturellement, comme en Éthiopie où la christianisation est attestée dès le IVe siècle, depuis l’Égypte copte, ou comme l’islam sahélien et d’Afrique de l’Est, issu du commerce avec le monde arabe.

Ils ont également été portés par les conquêtes, musulmanes en Afrique du Nord, lors des grandes vagues d’invasion arabe des VIIe et VIIIe siècles, ou bien européennes, à l’occasion de la colonisation, qui débute dès le XVe siècle en Afrique subsaharienne.

Aujourd’hui, non seulement les grands monothéismes se sont enracinés, mais ils se développent.

Selon le Pew Institute, l’Afrique compte ainsi 15,3 % des musulmans recensés dans le monde, et 23,6 % du total des chrétiens, les uns et les autres étant en progression constante.

Cette évolution est déterminante pour les Églises dont le coeur historique européen tend à se dévitaliser.

On le voit avec l’intérêt porté par le Vatican pour le continent, qui compte 16 % des catholiques dans le monde. Un nombre là aussi croissant, accompagné par un fort taux de pratique et des vocations nombreuses.

Mais c’est aussi le cas pour l’anglicanisme et les autres églises protestantes. L’Afrique est en effet la terre promise des religiosités nouvelles véhiculées par la mondialisation, à commencer par le protestantisme évangéliste (cf. note CLES n°18, « Le monde est leur paroisse » : comment les évangélistes redessinent la carte mondiale des religions, 11/02/2011).

Après l’implantation d’Églises pour l’essentiel nord-américaines, l’Afrique est aujourd’hui le continent où se constituent le plus d’Églises nouvelles.

L’islam n’est pas en reste, le continent apparaissant comme un nouvel horizon pour les prédicateurs fondamentalistes qui diffusent, au sein de l’islam africain, les pratiques rigoristes du wahhabisme.

Les victimes en sont les confréries traditionnelles et les lieux de mémoire des islams traditionnels, comme les mausolées de Tombouctou. Avec pour résultat de raviver les liens entre l’Afrique et la péninsule arabique.

Les mouvements radicaux qui associent lutte contre les chrétiens et l’occidentalisation, comme Boko Haram, témoignent de cette influence croissante.

Cette dynamique s’explique à la fois par les buts et les acteurs du religieux. Le premier levier est l’influence directe exercée sur ceux qui détiennent le pouvoir.

Le journaliste congolais Trésor Kibangula souligne les liens étroits qui unissent certains hommes d’États et des prédicateurs évangélistes : « En fonction de leur ascendant, les leaders religieux sont plus ou moins courtisés par la classe politique. Il existe désormais les pasteurs proches du pouvoir et ceux de l’opposition » (Jeune Afrique, 06/02/2014).

Second levier : les ONG, tant du côté chrétien que musulman. Les oeuvres de charité contribuent en effet à propager l’islam en Afrique de l’Est.

C’est ce qu’observe l’africaniste Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS : « L’Islam […] a servi de réponse aux conséquences des politiques d’ajustement structurel des années 1990 qui ont dévasté les systèmes sociaux, l’école et la santé publique en Afrique. Les populations se sont alors retournées vers les institutions de substitution financées par les monarchies du Golfe » (L’Express, 02/2013).

Les grands noms du charity business évangélistes sont également actifs en Afrique de l’Ouest.

Enfin, les acteurs religieux s’érigent souvent en médiateurs : les autorités chrétiennes comme musulmanes ont ainsi été sollicitées dans la plupart des commissions de réconciliation postérieures aux guerres civiles depuis une vingtaine d’années.

Les religions : un poids à relativiser

Il ne faut pourtant pas surestimer la part du religieux dans la géopolitique africaine. Comme partout, les intérêts et la raison d’État s’imposent.

Dans les conflits de la corne de l’Afrique, on a vu l’Éthiopie, majoritairement chrétienne, s’allier au régime islamique du Soudan dans la guerre l’opposant à l’Érythrée (1998-2000).

Surtout, le fait de partager une religion n’est en rien un gage de paix. On pourrait dresser une longue liste de conflits où les belligérants partagent théoriquement la même foi.

Dans chacun de ces cas, un autre intérêt se dessine. Entre le Maroc et le Front Polisario au Sahara occidental, on se bat entre musulmans sunnites, mais sur fond de « grand jeu » entre le Maroc et l’Algérie sur le Sahara et ses ressources.

Au Rwanda, on se massacre entre catholiques lors du génocide de 1994, l’enjeu réel étant la maîtrise du pouvoir politique.

Quant à la RDC, elle se décompose lors des conflits qui la traversent de 1998 à 2009, bien que l’immense majorité de sa population soit chrétienne.

Les facteurs religieux n’expliquent donc pas tout et ne doivent pas servir d’explication facile à l’ensemble des conflits.

L’un des enjeux souvent mésestimé est aussi de nature économique, l’Afrique s’affranchissant progressivement de sa proximité historique avec « l’Occident » au profit de l’Orient, voire de l’Extrême-Orient.

Il est symptomatique que, dans les années 1990, Bouygues ait pu construire la mosquée Hassan II à Casablanca et la basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussokro, mais que ce soit une entreprise chinoise qui bâtisse aujourd’hui la nouvelle grande mosquée d’Alger.

Quant aux Églises évangélistes, porteuses d’une « théologie de la prospérité », elles contribuent de manière significative à l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs dans les États du golfe de Guinée.

En Afrique comme ailleurs, le salut des âmes n’interdit donc pas, hic et nunc, la recherche de la réussite sociale comme de la puissance géopolitique.

Pour aller plus loin :

  • Les nouveaux christianismes en Afrique, in revue Afrique contemporaine, n°252, De Boeck Supérieur, 2014, 224 p., 18 € ;
  • Géopolitique des religions, par Didier Giorgini, Puf, coll. Major, 2016, 249 p., 22 € ;
  • Géopolitique de l’Afrique, par Philippe Hugon, Armand Colin, 2013, 128 p. 9,80 € ;
  • Géopolitique des islamismes, par Anne-Clémentine Larroque, Puf, coll. Que Sais-Je ?, 2014, 128 p., 9 €.