Les entreprises françaises dans la guerre économique mondiale
Le 15 avril 2013, le vice-président de la branche chaudières d’Alstom était arrêté à l’aéroport JFK de New York et incarcéré 14 mois dans une prison de haute sécurité.
Dernièrement, le gouvernement chinois a obligé Microsoft à retirer Skype et WhatsApp de ses boutiques en ligne, puis a contraint Apple à transférer vers un datacenter installé en Chine les données et clés de chiffrement des utilisateurs chinois d’iCloud…
Ces faits très différents révèlent une même réalité : l’emprise grandissante des Etats sur les entreprises, premier marqueur d’une guerre économique trop souvent ignorée.
C’est ce que vient de montrer avec force le 100ème Séminaire de l’École de Guerre Économique (1), qui s’est tenu à Paris le 8 mars dernier.
Pour Christian Harbulot, le directeur de l’EGE, et pour les autres intervenants, Nicolas Moinet, Olivier de Maison Rouge, Éric Delbecque et Ali Laïdi (2), il s’agit maintenant de convaincre les élites politiques, économiques et universitaires de cette réalité qui dérange et de bâtir une doctrine propre à organiser la défense de l’économie française et des valeurs de notre République.
La guerre économique : une nouvelle forme d’affrontement des Etats sur la scène géopolitique
Les appétits de puissance et les envies de revanche des Etats ont pris une autre forme que les seuls affrontements militaires. Ils s’exercent aujourd’hui sur le terrain économique. Mais il s’agit bien de guerres, et de guerres à l’échelle de la planète.
La mondialisation, le développement des échanges commerciaux et des flux financiers ont longtemps entretenu l’illusion d’une pure compétition commerciale dans laquelle seraient respectées les règles partagées d’un commerce libre et loyal.
Par ailleurs, le développement spectaculaire des GAFAM, et la culture transnationale qu’ils revendiquent, ont pu faire croire de même à l’effacement des Etats et du politique derrière leur poids financier et la puissance de leurs marques.
Mais les aventures récentes de plusieurs pépites de l’économie française, qu’il s’agisse, pour les plus connues, d’Alstom (3), de Gemplus, de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, de Technip, de Total ou de BNP Paribas, sont autant de signes, comme le dit Éric Delbecque – expert en intelligence économique – de « l’extension du domaine de la guerre à la sphère économique » (4).
Aujourd’hui, confirme le journaliste et chercheur Ali Laïdi, « la violence existe également dans le champ de l’économie » et elle signe le retour des Etats.
Cette guerre d’un nouveau type est aujourd’hui au service des intérêts de puissance ou des envies de revanche des USA, de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de l’Allemagne, pour ne parler que des pratiques les plus ostensibles…
Dans le contexte de compétition économique exacerbée par la mondialisation, les entreprises doivent faire preuve d’une qualité nouvelle, l’agilité. A contrario, tout ce qui peut entraîner des paralysies présente pour elles un risque mortel.
L’essence de la guerre économique consiste alors, selon Nicolas Moinet – professeur à l’université de Poitiers – à utiliser « des moyens durs pour paralyser son adversaire » et gagner soi-même en agilité.
Ainsi, en 2013, l’arrestation très médiatisée à l’aéroport JFK de New York d’un haut dirigeant d’Alstom, puis sa lourde condamnation, ont-ils dramatiquement affaibli les positions de ce groupe industriel stratégique français en cours de négociations avec… General Electric.
C’est que, dans la guerre économique, les Américains ont fait du droit anglo-saxon une arme lourde de dissuasion et de conquête.
En imposant au monde entier le principe d’extraterritorialité de leurs lois, les États-Unis disposent d’un moyen puissant pour paralyser les concurrents de leurs propres entreprises.
Ces dispositions (5) permettent d’imposer aux entreprises étrangères, au nom de la morale des affaires et sans contreparties, d’énormes sanctions financières qui s’apparentent à un racket d’Etat.
Comme le dit Olivier de Maison Rouge – avocat spécialisé en intelligence économique – avec « la colonisation du droit anglo-saxon […] on assiste à une guerre du droit qui est au coeur de la guerre économique ».
Dans les affaires Alstom, BNP Paribas, Technip, Total ou Société Générale, « c’est le Trésor américain qui nous a fait les poches ! » Il s’agit donc bien ici d’une nouvelle forme de guerre, avec des Etats à la manoeuvre, et non de simples compétitions commerciales comme il en a existé depuis l’antiquité.
Les prises de position protectionnistes de Donald Trump ne laissent pas augurer du plus léger assouplissement ni de la moindre réciprocité.
Sur la scène géopolitique, le plus fort impose sa loi extra muros… Toujours America first !
La France en retard d’une guerre… économique
La liste des défaites économiques françaises illustre tristement le retard de notre pays dans la préparation et la conduite de cette guerre nouvelle.
La France fait preuve d’une candeur désarmante, surjouant les positions moralisantes sans voir que ses concurrents, réalistes jusqu’au cynisme, profitent de cette faiblesse vertueuse.
Mais à qui doit-on notre réticence nationale à voir cette nouvelle forme de guerre en face ?
Sans doute, pour une part, aux « lanceurs d’alerte », souvent soutenus par des ONG subventionnées (6) et protégés par la loi, qui ont acquis une place disproportionnée dans les médias et l’opinion publique.
Leurs interventions contribuent fréquemment à un affaiblissement de pans entiers de notre économie.
Les règles sont bouleversées, constate Nicolas Moinet. « Ce qui est illégal devient légal. L’information noire devient blanche et on utilise l’information pour déstabiliser une filière. »
Ni nos élites, ni les entreprises ne voient s’installer ce que Nicolas Moinet appelle encore « des dynamiques subversives » qui minent subrepticement l’économie nationale.
Car nombre de décideurs publics, enfermés dans les corporatismes, le carriérisme et les certitudes datées, n’ont pas pris la mesure de ces nouvelles menaces.
Non seulement ils ne protègent pas les acteurs de l’économie nationale, comme savent le faire avec force et sans états d’âme les pays anglo-saxons, mais souvent, ils les handicapent par des mesures de précaution inutiles et les épuisent par des sanctions disproportionnées.
« Nous affaiblissons nous-mêmes nos entreprises, affirme Olivier de Maison Rouge. Si ce n’est pas notre propre ennemi qui le fait, nous le faisons nous-mêmes pour lui ! »
Et de citer la loi Sapin-II, qui, au prétexte vertueux de moraliser la vie économique, sanctionne d’une « double peine » les entreprises nationales qui sont un tant soit peu sorties des limites.
Quant à l’Université, elle reste totalement hermétique à ces préoccupations. Cantonnée dans ses structures « en silos », loin de la « vraie vie », sans aucune transversalité dans ses travaux, elle ne sort pas de l’économisme théorique et des sciences de gestion.
Pour un chercheur universitaire, s’aventurer hors de ces catégories classiques et se risquer sur les voies de l’intelligence économique ou, pire encore, de la guerre économique, c’est mettre en danger sa carrière.
Et, de toute façon, ce chercheur téméraire ne pourrait pas soutenir de thèse, ni publier de travaux dans les revues scientifiques cotées.
L’opinion publique française n’est, semble-t-il, pas davantage ouverte à l’hypothèse dérangeante de la guerre économique.
Le mot « guerre » fait peur et l’économie n’est pas le centre d’intérêt le plus répandu parmi nos concitoyens…
De là à fermer les yeux dans un impressionnant déni de réalité ou accepter une nouvelle fois ces « étranges défaites » (7), le pas est vite franchi.
De plus, les politiques de tous bords justifient un même refus de ce paradigme avec des arguments opposés.
Proposer une doxa et une praxis aux entreprises françaises
Comme l’ont affirmé Christian Harbulot et Ali Laïdi en ouverture de ce 100ème Séminaire, le projet est maintenant de « créer une école de pensée française sur la guerre économique », de « produire de la connaissance, de construire une pensée pour être opérationnel ».
En matière de doctrine, l’EGE veut déconstruire les dogmes dépassés, « démasquer, selon l’expression de Nicolas Moinet, l’économisme, […], l’idée que l’économie serait un système autonome du politique », bref, « remettre le politique au-dessus de l’économique ».
C’est ce qu’ont fait de nombreux pays d’ores et déjà engagés dans cette guerre nouvelle, les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l’Iran ou la Corée du Sud…
L’élaboration d’une doxa solide est le préalable à la diffusion d’une praxis de résistance et de combat. Et le moment de le faire semble venu.
Car si nos élites politiques et universitaires font encore preuve de myopie ou refusent la réalité, certains de nos concitoyens paraissent aujourd’hui plus disposés à regarder en face la réalité de la guerre économique et ses conséquences.
« Il y a des entreprises qui se remettent le pied à l’étrier », constate Christian Harbulot.
Et de citer en exemple la capacité d’adaptation stratégique du Groupe Michelin. « Michelin, qui espérait, comme beaucoup de grands groupes du CAC40, que le village planétaire allait s’imposer, en revient. Quand le Comité exécutif de Michelin redécouvre la géopolitique, c’est un message fort ! […] On ne peut pas continuer à croire qu’il y a un marché unifié, une libre concurrence, que les intérêts de puissance ne jouent pas. »
On peut aussi constater que nos PME se convertissent au nouveau paradigme de la guerre économique.
En effet, analyse Éric Delbecque, ce sont « des dirigeants qui ont créé leur entreprise. Leur vie dépend de ça. Ils ont le sens des réalités. Ils comprennent un tas de choses que ne comprennent plus les […] patrons du CAC40 ».
Quant à la praxis, elle doit proposer des solutions prenant en compte les énormes disparités de puissance.
La ligne stratégique annoncée par l’EGE est joliment esquissée par Christian Harbulot : « Quand on est en état de faiblesse absolue, il faut apprendre à être des Viêtcongs [… et] devenir subversifs. »
Bien sûr, l’objectif ne sera jamais d’atteindre le poids ou l’influence des États-Unis ou de la Chine, mais de viser ce qu’Ali Laïdi appelle une « puissance partagée » entre les nations.
« Si on veut la paix économique, affirme Éric Delbecque en paraphrasant le célèbre adage romain, il faut passer par la guerre économique ! »
Car, conclut Christian Harbulot, « la guerre économique permet la compétitivité, le progrès économique et le progrès social », ainsi que la préservation de notre modèle de société républicain.
Alors, ne soyons pas naïfs ! La guerre économique est une réalité que les entreprises affrontent au quotidien.
Il est donc grand temps que les Ecoles de Management s’emparent du sujet et intègrent cette dimension dans leurs enseignements.
Pour en savoir plus :
1/ 100ème Séminaire de l’EGE : une école de pensée sur la guerre économique.
2/ Tous les intervenants sont des experts reconnus de l’intelligence économique et auteurs d’ouvrages de référence, dont certains tout récemment publiés : L’Art de la guerre économique – Surveiller, analyser, protéger, influencer, par Christian Harbulot, VA Éditions, 2018 ; Les sentiers de la guerre économique, 1 – L’école des nouveaux « espions », par Nicolas Moinet, VA Éditions, 2018 ; Penser la guerre économique. Bréviaire stratégique, par Olivier de Maison Rouge, VA Éditions, 2018 ; Intelligence économique, par Éric Delbecque & Jean-Renaud Fayol, Vuibert (2ème édition), 2018 ; Histoire mondiale de la guerre économique, par Ali Laïdi, Perrin, 2016.
A cet égard, il faut saluer le travail réalisé par la jeune maison VA Éditions qui a mis à son catalogue trois collections dédiées à ces thèmes : Col. « Guerre de l’information », dirigée par Christian Harbulot, Col. « Influences et conflits », dirigée par François-Bernard Huyghe, Col. « Indiscipliné (intelligence économique) », dirigée par Nicolas Moinet. https://www.vapress.fr/
3/ Voir Guerre économique, défaite nationale et storytelling : regards sur l’affaire Alstom, Grenoble École de Management – Cas d’École 4 – 29 juin 2017.
4/ Les citations sont empruntées aux intervenants du 100ème Séminaire de l’EGE.
5/ Elles ont été définies par le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977 et sont appliquées par le Department of Justice (DOJ).
6/ Ainsi, Transparency International France a publié un Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte.
7/ Pour paraphraser le titre célébrissime de l’historien Marc Bloch.
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